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90's - Page 5

  • Un film, une séquence : Batman, le défi (1992)

    L’éveil de Catwoman

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    Nous avions déjà, par le passé, étudié le cas de Batman, le défi. Sauf que ce n’est pas tout à fait cela qui nous préoccupe aujourd’hui. Le personnage le plus fascinant du film de Tim Burton est sans conteste Catwoman, qui passe de la timide et peu dégourdie secrétaire Selina Kyle -hem... assistante de direction- à la maîtresse SM bardée de noir et de griffes qui sait jouer du fouet pour se faire entendre. Cela valait bien qu’on s’y attarde, d’autant plus que les séquences de naissance des bad guys se sont toujours révélées comme des grands moments, même dans des films mineurs : voir à ce propos la magnifique naissance de l’homme-sable dans Spider-Man 3.

    La séquence qui nous intéresse dure environ dix minutes, et se positionne dans le premier quart du film. Elle offre une très nette construction en tryptique ; composée par trois scènes, trois temps. Une scène centrale entourée de deux scènes se répondant en miroir inversé. Les trois temps d’une transformation ; de la jeune femme infantilisée à la femme ; de la femme à l’animal.

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    Selina Kyle rentre dans son appartement, éreintée par sa journée de travail et l’agression d’un des membres de la bande du pingouin ; la rencontre avec Batman l’a aussi bouleversée. Arrivée dans la douce monotonie de son chez-elle, elle semble perpétrer un rituel immuable, qui se trouvera néanmoins chamboulée lors du troisième temps de la séquence. Allumant la lumière sur un intérieur rose pâle (on retrouve les teintes du quartier de Edward aux mains d’argent, le précédent film du cinéaste), comme légèrement passé, déteint., et décrépi. Un "Honey, I’m home" retentit, typique de la femme des années 50, (rappelez-vous de William H. Macy, qui reprend l’expression à l’identique, à maintes reprises, dans le très beau Pleasantville), suivi d’un désespéré "Oh, I forgot, I’m not married" ("Ah, j’oubliais, je ne suis pas mariée"). Durant cette scène, elle parlera toute seule, avec son chat, son répondeur, ou à elle-même comme ici ; le dialogue qu’elle a avec elle-même la dévalue systématiquement, se traitant à plusieurs reprises de corn dog (saucisse à hot-dog). Son manteau lourdement jeté sur le dossier de son fauteuil, elle orientera son regard et son attention sur sa chatte, unique compagnon de jeu qui semble avoir une vie beaucoup plus intéressante que celle de sa maîtresse, remplies d’escapades érotiques sur lesquelles la questionne Selina. Machinalement, elle allume la lumière, donne du lait à sa chatte, consulte les messages de son répondeur, (la symétrie avec la troisième scène de la séquence, dans laquelle Selina, née à nouveau, pénètre transformée dans son appartement, allant jusqu’à dupliquer quasi-exactement l’origine des messages : sa mère, puis les cosmétiques Schrek) et déplie son lit, dissimulé dans une armoire, indiquant la petitesse d’un appartement très "maison de poupée". La langueur et l’éternelle répétition de sa vie de tous les jours sautent aux yeux, accentués par un aspect un peu misérable (le bruit du métro qui passe, loin du confort rêvé de Selina).

    Son appartement, rempli à craquer d’objets aussi rassurants qu’infantiles (des montagnes de peluches ornent ses fauteuils) semble être le dernier rempart contre la folie du dehors, tout en la contenant aussi, traçant à grands traits une personnalité immature et mal dans sa peau. L’appartement la contient, la retient en fait, à la façon toujours d’une maison de poupées (Selina dénaturera son exemplaire à la bombe, faisant jaillir le chaos là où tout, avant, régnait sous le joug du "mignon"). Cette maison de poupée qui est tout à fait une réplique de son propre appartement rêvé, plus grand, mais toujours aussi... rose. L’ensemble, s’il se veut effectivement rassurant, n’est est pas moins extrêmement effrayant, à la façon de ces magasins de poupées vieillissants que l’on peut croiser dans certains centres-villes. En mettant côte à côte les représentations de l’éternelle jeunesse et de la dégradation due au temps, le cinéaste crée une atmosphère étrange, cette illusion de la vie dite normale qui lui a toujours parue artificielle et bizarre. Ainsi, Selina Kyle est habitée par deux pulsions : une appelant à une normalité inatteignable (une relation amoureuse stable, qui restera impossible même une fois transformée) et l’autre grondant, couvant sous le vernis de la civilisation, l’envie folle de tout envoyer paître. Selina ne rayonne pas, c’est le moins que l’on puisse dire. Les cheveux tirés en arrière, le regard gommé par d’énormes lunettes qui lui donnent son air triste, vêtue d’un strict tailleur brun, digne d’une grand-mère, elle ne s’est pas trouvée son look de femme.

    Introvertie et vraiment idiote, Selina doit à son ultime oubli sa transformation qui, comme tous les grandes figures de Batman, est subie. Se rendant de nuit dans les locaux de Max Schreck (le film est quasi uniquement nocturne), elle se fait surprendre par le chef qui découvre une employée beaucoup trop zélée pour lui...

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    Dans cette seconde phase de la séquence, Selina vit alors dans un monde en total décalage avec ce qu’elle pense comme étant en droit de donner et de recevoir. Ainsi, lorsque Max Schrek la traitera de secrétaire zélée (elle a pu accéder à des fichiers cachés en décodant le mot de passe de son chef), elle en sourira d’abord de fierté lors d’un bref contre-champ, qui laissera rapidement la place à sa mine déconfite, comprenant trop tard que ce qu’elle prenait comme un compliment est, en réalité, un défaut. Schrek lui lancera alors ce magnifique "You know what curiosity do the cat ?" auquel répondra dans une symétrie troublante le docteur Finklestein dans L’étrange noël de monsieur Jack : "Curiosity kills the cat, you know ?", à l’encontre de Jack cherchant à percer le secret de Noël. Et, effectivement, l’objectif de Schreck sera de la tuer, ce qu’il réussit à cacher temporairement en feignant l’étonnement avec panache. Et déjà, dans cette scène, l’éclairage sur les lunettes de Selina Kyle dessine le futur masque de Catwoman...

    La chute de Selina, d’une extrême violence -amplifiée par le montage et la bande son-, doit l’achever. Et pourtant, la caméra, haut placée dans une perspective plongeante, se rapproche peu à peu d’elle, comme si son âme la rattrapait pour une nouvelle chance, une nouvelle vie. Les chats, dont elle était proche en tant qu’humaine, se rassemblent pour lui raviver les sangs sur une musique crescendo, percussions cinglantes et envolées de violons stridents se disputant le devant de la scène sonore. Là, au milieu des ordures et sur un tapis de neige, Selina revit dans un clignement d’œil. Mais est-ce la même ? La suite nous prouvera que non.

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    De retour dans son appartement, elle agit comme une marionnette sans marionnettiste, essayant de reproduire ses mouvements habituels, sans en avoir jamais la maîtrise complète. Dans une sorte de veille éveillée, comme somnambule, elle offre un décalque mécanique mais malade de la première scène. Faisant tomber la lampe, elle verse du lait sur son vieux plancher, puis en boit à pleine gorgée. Sa demi-conscience va s’éveiller dans un torrent de violence avec l’ultime message de son répondeur, laissé encore une fois par les cosmétiques Schreck. Déchaînée par son nom, qu’elle associe de plus à la figure masculine qu’elle a sûrement cessé de chercher, elle explose.

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    Tous les aspects de sa vie passée à la moulinette, littéralement. Une explosion de violence, soutenue par une orgie de violons -merci Danny Elfman, pour la plus belle de vos partitions- qui réduit au néant son petit intérieur de la Selina Kyle d’avant. Elle rentre dans un état de transe créatrice : de sens, (le néon Hello There, "Bonjour, toi", qui devient Hell here, "ici l’enfer"), traduisant avec une acuité inédite son état mental), d’objets physiques (la tenue en simili-plastique et griffes), prenant soin de signer son passage et son œuvre (la bombe de graffitis noirs, dont elle appose la marque sur ses objets roses : murs, tenues, meubles) ; Tim Burton tisse là un parallèle entre Selina Kyle / Catwoman et Jack Napier / Joker, qui dans le premier opus passait un musée du centre de Gotham à la bombe verte et rouge, transfigurant plutôt que défigurant les œuvres d’art droitement installées. Mettant à sac son appartement, remplaçant le rose flétri par un noir électrique, elle se découvre en chatte, comme un animal qui a soif d’action, de violence et de sexe. A ce sujet, l’accoutrement qu’elle se crée, recyclant une veste qu’elle ne mettait sûrement jamais, moulante et dévoilant ses charmes de bien belle façon, est équivoque.

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    Un personnage complexe, révélée à elle-même par une séquence cataclysmique, que Burton tourne en plan-séquence, laissant libre cours au délire de Michelle Pfeiffer, qui signe là une des meilleures scènes de toute sa carrière d’actrice.

    Sources images : captures DVD Warner Bros. Entertainment

  • Buffalo'66 (1999)

    Un film de Vincent Gallo

    4564485863_abc6d82fed_m.jpgPremier long métrage remarquable, Buffalo’66 est une bouffée d’oxygène à répétition, tant de multiples visions n’entachent jamais l’impression euphorique de la prime fois.

    Touchant, le film l’est autant que son interprète principal, Vincent Gallo, chef d’orchestre du projet -scénariste, compositeur, producteur en sus de la réalisation, il renforcera encore son contrôle sur le film avec son dernier en date, Brown Bunny, qu’a édité Potemkine en mars dernier. Il arrive à nous rendre proche et tendre l’itinéraire de ce paumé tout juste sorti de prison, qui kidnappe aussitôt une jeune fille, Layla (Christina Ricci, excellente) visiblement aussi perdue que lui. Malgré la violence psychologique qu’impose Billy (Gallo) à Layla, une connexion s’opère, à la fois entre les deux personnages, et entre le spectateur et les acteurs. Différents, en rupture avec les codes sociaux établis, le duo forcé ainsi formé va rencontrer, avec son regard distancié (que le spectateur épouse), le cercle de connaissance de Billy Brown (Vincent Gallo).

    Gallo a sûrement des comptes à régler avec ses parents, tant la visite de Billy chez eux, en compagnie de Layla, offre un décalage ahurissant. Entre une mère fan de football américain à la limite de l’autisme, et un père psychologiquement absent, chanteur raté et obsédé sexuel sur les bords, la séquence du repas est un monument de comédie décalée et délicieusement effrayante. Du même coup, Billy passe alors d’une brute un brin folklo (les chaussures rouges !) au personnage le plus équilibré de la pièce, après Layla.

    Le coup de fil au pote d’enfance relèvera de la même dynamique, haussant toujours d’un cran la position d’un Billy Brown pas aidé dès le départ. Ce tour d’horizon des connaissances ne saurait être complet sans un passage au bowling d’enfance de Billy, là encore théâtre d’une séquence au décalage consommé. Champion dès son plus jeune âge, Billy enchaîne les strikes en poussant des cris de victoire, bien que peu enthousiastes, jouant avec / contre lui-même. Comme s’il constatait qu’après ces années passées derrière les barreaux -pour quelqu’un d’autre, soit dit en passant-, rien n’avait changé, pas même lui ; la rage intérieure qui le consume se dirige également vers la personne responsable de son emprisonnement, qu’il veut faire payer. La séquence du bowling offre aussi un beau moment à Christina Ricci qui, pour tuer l’ennui, se paye un numéro de claquettes dans son univers mental (les lumières s’éteignent pour la laisser seule dans un halo ouaté), écho au rêve éveillé du père qui lui a précédemment fait écouter un disque de son (unique ?) succès. Des touches de fantaisies parsèment ainsi joyeusement un univers étrangement beau (les banlieues résidentielles, esthétiquement pauvres, sont filmées à l’aide plans fixes très composés), cernant les personnages dans des gros plans d’une puissance naturelle et rare. Gallo a l’œil d’un photographe, inventant un défilé de belles images sans être pour autant artificielles ; le jeu sur le flou notamment, utilisé pour les arrières plans, opposé à une netteté pointue et vibrante, offre un contrepoint visuellement frappant, tout en étant rempli de sens. Il isole les personnages dans une bulle de réalité qui leur est propre, inadaptés au monde qui veulent se protéger du reste.

    Buffalo’66 reste aujourd’hui encore une petite île de bonheur, un des rares films que l’on veut absolument voir se solder par un happy end : ces deux-là le méritent bien. Et l’on dira ce qu’on veut de Vincent Gallo, il a su faire avec ce film une réussite totale et entière, sans aucune fausse note, qu’un parfum d’authenticité parcoure de long en large.

  • Un jour sans fin (1993)

    Un film de Harold Ramis

    4228751970_c691e9b009_m.jpgVous avez l'estomac lourd, l'impression que tous les repas se succèdent et se ressemblent ? J'ai le film qui va vous donner la banane, tout en ayant un sacré air de déjà-vu... Idéal pour les fêtes, Un jour sans fin illustre bien l’idée qu’on peut se faire d’une comédie parfaite, toute à la fois drôle et profonde.

    Soutenu par l’humour mordant d’un Bill Murray au sommet, le film prend comme principe la règle fondamentale du comique de situation : la répétition. Par le biais d’un argument fantastique accessoire -qui ne sera jamais expliqué, mettant de côté toute appartenance au genre-, le personnage principal, présentateur  météo d’une chaîne locale, vit à l’infini le "jour de la marmotte" (Groundhog day, titre original du film) qu’il était venu couvrir.

    Le principe de recommencer une séquence, potentiellement à l’infini durant tout le film, était quand même sacrément casse-gueule : comment maintenir l’attention, l’envie de voir la suite, si l’essentiel du film se consacre à la répétition inlassable des mêmes scènes ? La parade est ainsi trouvée, en modifiant au fur et à mesure certains détails, par le voyage initiatique que va faire Bill Murray pendant tout ce temps (même si aucun repère temporel n’est donné, et pour cause, on peut imaginer que le personnage reste coincé une bonne quinzaine d’année par sa malédiction). On distingue ainsi plusieurs étapes de son cheminement, qui permette cette progression indispensable du scénario, tout en étant paradoxale par rapport au principe du film.

    Une fois sûr du processus de répétition -au téléphone, hilarant : "Et si y' avait pas de demain ? Y' en a pas eu aujourd'hui !"-, Phil Connors va profiter de ce qu’il considère d’abord comme un don : sexe (en draguant une pimbêche, en ayant pris soin de prendre quelques renseignements qu’elle lui confie elle-même "le jour d’avant"), richesse (double profit : l’excitation du vol, tout calculé ceci dit, et le bénéfice de cet argent, notamment une descente en Rolls), célébrité (affublé du poncho d’Eastwood dans la trilogie des dollars, il accomplit son besoin de reconnaissance et de starification), gourmandise (avec cette phrase-culte : "je me lave même plus les dents !"), tous les désirs sont accomplis, jusqu’à ce que... et bien l’amour, que diable : là, malgré beaucoup de préparations (de son propre aveu !), il ne conclue pas avec Rita / Andie MacDowell : il n’est pas tout-puissant, même si, l’espace d’une "journée", il confessera tout de même être un dieu. Quelle différence effectivement, tout à la fois immortel et omniscient (car connaissant à peu près tout le monde, dans ce bled paumé de Punxutauwney), entre notre bon présentateur un rien imbu de lui-même, et un dieu ? Les multiples gifles qu’il recevra le feront redescendre de son nuage. Plus que cela, il plongera (au sens propre comme au figuré) dans la plus noire des abysses, essayant vainement, après sa déconvenue amoureuse, de mettre fin à ses jours. Là, la répétition apporte un essor comique évident (surtout pour le premier essai dit du "grille-pain") à la mécanique bien huilée du métrage, retournant la tonalité traditionnellement dépressive de ce type d’acte.

    Après cette trajectoire en dents de scie, de l’euphorie de la découverte de ses potentialités aux affres du désespoir d’un condamné, va s’effectuer le troisième mouvement, classique : la rédemption. Il va ainsi s’éveiller à lui-même par les arts (notamment le piano), et faire de cette journée la meilleure pour les autres : là encore, la comédie vient par l’invraisemblable accumulation d’actions et donc de témoignages de gratitude que va recevoir Phil Connors : on va même jusqu’à l’appeler Docteur Connors, montrant toute l’étendue des expériences qu’il a pu suivre durant toute la durée de son étrange odyssée.

    L’enchaînement de certaines scènes voit la répétition aller jusqu’aux mouvements de caméra, identiques, tels qu’on a l’impression d’assister à des essais, de voir des rushes de la journée de tournage : métaphore sur le cinéma, art de la répétition qui a, tout aussi paradoxalement, le besoin que tout soit préparé, et de donner l’illusion que tout se joue devant nos yeux pour la première fois, ce Jour sans fin réussit le prodige qu'on peut le regarder à l'infini...

  • Dossier (2/2) : Entretien avec un vampire (1994)

    Voici la suite de la première note consacrée aux vampires du film de Neil Jordan.

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    Un humour couleur rouge sang

    Scène charnière, la transformation de Louis par Lestat, vampire plusieurs fois centenaire, est positionnée en début de métrage, l'histoire ne perdant pas de temps à enchaîner les séquences signifiantes. Elle laisse cependant la place à une scène magnifique, retranscrivant bien, comme dan le livre, le réveil du nouveau vampire, ses yeux ne voyant pas la même réalité ; en témoigne, une statue qui le suit des yeux... Brad Pitt campe ce vampire à l'élégance glacée, un vampire trop humain. Sa transformation n'a pas été un choix, contrairement à ce que semble lui proposer d'abord ce fourbe et séducteur Lestat ; irrité par sa nature même, le fait de devoir tuer des être vivants pour subsister n'étant pas de son goût. Il s'évertuera à tuer toutes sortes de petits animaux -rats, pigeons, chiens- alors que Lestat se délecte de sang humain -la plupart du temps de jeunes femmes sans défense. Renforçant la caractérisation de son personnage, ce refus d'en attenter à l'humain, pour conserver un semblant d'humanité, offre finalement des moments de comédie très noire (la vieille enfarinée criant de tous ses poumons la perte de ses précieux caniches, exsangues, ou le paradoxe d'un vampire, cette créature invincible pouvant mettre à genoux toute vie, cantonnée à se rabattre sur ce que Lestat appellerait de la viande de second choix), de même la séquence, plus éloignée dans le film, d'éducation de Claudia, petite fille faite vampire par Lestat. Elle tue son professeur de piano -il s'effondre sur le clavier, comme pris d'un soudain endormissement- ou la couturière venue spécialement pour prendre ses mesures. Ces meurtres horribles, perpétrés qui plus est, par un enfant, berceau de l'innocence, sont à la fois d'une perversité absolue (l'usage, par Claudia, de sa nature enfantine, pour attirer les innocents) et décalés, de façon humoristique, par la façon dont le filme et le monte Jordan, épousant en cela le sentiment qu'éprouve la fillette. Elle, qui prend cette mascarade comme un jeu, dont elle serait, à chaque fois, la grande gagnante. Le sourire de la jeune Kirsten Dunst est, à ce titre, extrêmement ambigu.

    L'homo parentalité

    Évoquée dans le film (encore plus dans le livre), présente de façon sous-jacente, la relation incestueuse qu'entretiennent Louis et Claudia, constitue un autre angle d'attaque, donnant une bizarrerie sans nom aux déambulations fantomatiques du trio. La pulsion de meurtre, incarnant le désir, tout autant sexuel que mortifère, participe à cette ambiguïté jamais résolue. A ce premier duo, s'oppose la paire Louis / Lestat, traitée de façon clairement homosexuelle (l'air précieux et maniéré d'un Lestat aux longs cheveux blonds, Louis l'entretenant sans mot dire, les deux éduquant Claudia comme leur fille), apporte une couche signifiante supplémentaire, qui ajoutée à toutes les autres, font bien de Entretien avec un vampire beaucoup plus qu'un simple film fantastique utilisant le motif du vampirisme. Claudia, au fil des années femme prisonnière dans un corps d'enfant, aime réellement Louis, ce qui "justifie" la pulsion incestueuse, mais reste constamment dérangeante. Elle n'aura de cesse de chercher un modèle de féminité dont elle est dépourvue. Pour cela, elle figera cette beauté inatteignable, dans la mort -la servante- ou par le vampirisme -une belle femme au hasard, ici plus pour avoir un référent matriarcal.

    Entretien avec un vampire, le film, exploite bien, sans le dénaturer, les pistes foisonnates du roman, qui offre un fantastique comme on aimerait en voir plus souvent : construction au cordeau, facettes multiples, interprétation incroyable (mention spéciale à Tom Cruise et Kirsten Dunst). Les sombres abysses vers lesquelles nous plongent les vampires sont sans fins...

  • Dossier (1/2) : Entretien avec un vampire (1994)

    Un film de Neil Jordan

    4221832432_879d40940f_m.jpgLe réalisateur a eu le nez fin, au milieu de cette décennie 90, d'accepter de porter à l'écran le roman éponyme d'Anne Rice, qui adapte ici son propre récit ; Entretien avec un vampire reste aujourd'hui dans le cercle fermé des très belles fictions vampiriques du cinéma. Partisan d'une image léchée, Neil Jordan a notamment réalisé la marquante Compagnie des Loups (1984), conte macabre et gothique qui offre certains points d'achoppement avec cet Entretien ; malgré l'évidente réussite d'autres éléments de sa filmographie, on peut avancer sans peine que ce film de vampires reste aujourd'hui le sommet de sa carrière.

    Un fantastique littéraire

    Ainsi, alors que Dracula (F.F. Coppola, 1992) a remporté un franc succès, et que, dans le même temps, Kenneth Brannagh réalise sa version d'un autre grand mythe fantastique, Frankenstein (1994), Jordan se lance, tout autant que Anne Rice, dans l'adaptation du roman culte de l'américaine, qu'elle écrivit en 1976. On remarquera que, de la même manière que les deux films fantastiques pré-cités, Entretien avec un vampire entérine une fidélité à l'oeuvre littéraire jusque dans son titre ; si Coppola met en avant Bram Stoker et Brannagh Mary Shelley -les deux titres originaux se lisant bien Bram Stoker's Dracula et Mary Shelley's Frankenstein, les réalisateurs s'effaçant devant la paternité originelle de chaque récit, Jordan appose un plus discret mais très clair sous-titre à son Interview with a vampire : The vampire chronicles. Cet ajout, reprenant le titre intégral de l'oeuvre d'Anne Rice, induit le récit comme étant la première pierre à l’édifice d'une oeuvre plus grande, appelée à accueillir une suite, ce qui n’est toujours pas le cas jusqu’à présent.

    Mises en abîmes

    Armé de la plume érudite et assurée de la romancière, le film franchit un cap qualitatif et devient par là une adaptation très fidèle au texte d'origine. Utilisant le même procédé de mise en abîme, Louis le vampire narrant, à notre époque, ses aventures au micro d'un journaliste, le film y revient cependant moins que dans le livre. La relation journaliste (Christian Slater) / vampire (Brad Pitt) est cependant extrêmement intéressante en nous amenant sur les terres de la confrontation réalité / fiction, et de son impossible différenciation. A ce titre, une des séquences les plus réussies du film est consacrée à cette dichotomie, à savoir le théâtre grand-guignolesque des vampires parisiens, présidé par Armand (Antonio Banderas).

    Des amateurs assistent à un spectacle très macabre dont tous les acteurs sont des vampires qui jouent ... des vampires -les différentes strates de la mise en abîme deviennent vertigineuses ! Le clou du show est le sacrifice d'une jeune femme, bien réel, appelée à être dévorée par la horde de vampires. La fiction se confond ici avec la réalité, les spectateurs, dégoûtés, hésitant eux aussi quant à la teneur réelle des événements dont ils sont témoins. Les vampires jouent également au magicien, leurs pouvoirs leur permettant d’incarner cette magie (par la lévitation notamment), là où la frontière entre le fantastique et le réel indiscernable. Cette séquence, hautement traumatisante par sa mise en scène macabre, les vampires se jetant littéralement sur la victime innocente en une nuée noire d'insectes assoiffés, illustre le côté sombre et malsain que se permet le film, la fidélité à l’œuvre, là encore, primant sur le véhicule à stars. On y comprend toute l'emprise, la transe, ici plus démoniaque que réellement séductrice, dans laquelle les vampires tiennent leurs victimes. On découvre aussi les vampires en tant que groupe social constitué (le monde des vampires, dans le livre comme dans le film jusque-là, étant réduit aux personnages de Louis -Brad Pitt, Lestat -Tom Cruise et Claudia -Kirsten Dunst), une confrérie hiérarchisée, organisée pour survivre -la tenue même du spectacle garantissant chaque soir leur ration aux suceurs de sang.

    la suite ici