Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Lust for a Vampire (1971)

    Un film de Jimmy Sangster

    4316137044_2afa59f21e_m.jpgLuxure pour un vampire : tout un programme pour Jimmy Sangster, plus reconnu en tant que scénariste à la Hammer Film (Frankenstein s’est échappé, Le cauchemar de Dracula, La revanche de Frankenstein, la sainte trinité Hammer en quelque sorte) que réalisateur au sein de la même firme. Pour son deuxième film à ce poste, il  s’attelle à la suite de The Vampire Lovers, sorti l’année précédente, et donc aux personnages des vampires Karnstein. Toujours porté par le trio Tudor Gates (scénario - Harry Fine et Michael Style (production), le film offre quelques changements dans la continuité des personnages originellement créés par Le Fanu. Mircalla, auparavant interprétée par Ingrid Pitt, est cette fois incarnée par la toute danoise Yutte Stensgaard, et qui offre un tout autre regard sur la comtesse. Alors que Ingrid Pitt campe une lesbienne, femme forte qui fait plier les hommes à sa volonté par son regard hypnotique, Yutte lui oppose l’hétérosexualité (cependant relativisée par l’entourage d’un pensionnat de jeunes filles), sa blondeur et son teint diaphane, ses grands yeux bleus laissant entrevoir une fragilité toute nouvelle. Elle va s’exprimer dans le scénario par un amour (encore) contre nature avec un homme non vampire qu’elle va essayer de protéger d’elle-même. La love scene qui les voit s’embrasser langoureusement est d’ailleurs très belle, Mircalla semblant constamment hésiter entre mordre-tuer et embrasser-aimer, comme si ces deux dimensions co-existaient continuellement.

    Les films Hammer, et particulièrement leur cycle vampirique, font la part belle aux créatures féminines, véritable scream queens qui peuplent de leurs atours avantageux les bandes d’exploitation de la firme. Ainsi, on les rapprochera des James Bond Girls, qui accompagnent, ou ornent, c’est au choix, les aventures du personnage principal. On notera que, dans cette trilogie Karnstein, les rôles s’inversent, voire fusionnent. La femme, autrefois victime ou simple complice, devient ici le bourreau, le personnage puissant. Elle renverse ainsi le traditionnel rapport de force maître / élève (car l’homme qui est éperdument amoureux d’elle n’est autre que son professeur). Les femmes submergent d’ailleurs le récit par leur nombre (l’armada du pensionnat), et par leurs responsabilités : le pensionnat est dirigée par un duo féminin qui se bat pour le pouvoir. Les hommes qui voudront combattre cette structure sociale seront punis de mort "par crise cardiaque" (l’inspecteur et le père de la jeune fille tuée par Mircalla), comme le justifiera le docteur bien spécial de la comtesse. Voilà qui en remontre au monde des vampires, d’habitude administré par les hommes. Lust for a a vampire fait bien suite à Vampire Lovers sur ce point, lui qui amenait le lesbianisme et la domination féminine tout en même temps.

    A part cela, le film traduit la nouvelle orientation nudité oblige du studio ; ici, tout prétexte est bon à prendre pour dévoiler le corps des actrices : séquences dans le pensionnat, massage entre deux colocataires (mémorable passage du oups ! ta bretelle tombe toute seule !), re-naissance de Mircalla, bref tout (y) passe, et rien n’a de justification scénaristique : carton rouge...

    Le padre vampire, qui apparaissait parcimonieusement dans Vampire Lovers, prend ici plus d’importance, l’acteur (Mike Raven) n’ayant été visiblement choisi uniquement pour sa ressemblance avec Christopher Lee ; lors des gros plans de ses yeux injectés de sang, c’est particulièrement flagrant ! Mais, malgré cette feinte gémellité, rien du charisme du pilier Hammer ne transparaît.

    Pas mis en scène, mais doté comme à l’habitude de beaux costumes, et de décors "minimalistes" Lust for a vampire a ses bons côtés ; malgré tout, ses faiblesses (et son générique rose fluo digne d’un téléfilm érotique cheap) ne donnent pas vraiment envie de voir la suite que constituera Twins of Evil, alias Les sévices de Dracula par chez nous. Nous en serons pourtant, au moins parce qu’on peut y voir l’immense Peter Cushing !

  • Gainsbourg (vie héroïque) (2010)

    Un conte de Joann Sfar

    4307679070_e983f149f0_m.jpgLa vie d’un musicien se prête bien au genre du film biographique, en cela que sa production artistique prend la place de bande originale. Ainsi donc, c’est la musique qui rythme la vie de celui-là même qui l’a composée. Comme les morceaux de Gainsbourg portent en eux une beauté mélodique assez irrésistible, de ce côté-là c’était un peu gagné d’avance. Et, l’on peut avancer sans crainte que la bande originale se promène toujours un cran au-dessus du film qu’elle illustre.

    Le jeune réalisateur prévient dès la séquence générique : nous allons assister à "un conte de Joann Sfar" lui qui aime tant cette forme d’expression. N’a-t-il pas remis au goût du jour Le petit Prince de St Exupéry, ou publié dernièrement un récit s’apparentant de façon évidente au genre ? Dès lors, toute considération donnée sur un film biographique traditionnel s’en trouve balayée : fini, l’objectif d’être au plus près de la vie de l’artiste, et bienvenue dans un monde qui tient beaucoup plus de celui du Sfar-auteur de bandes dessinées que de son réel personnage principal. Le générique d’introduction est ainsi un mini film d’animation, utilisant les dessins d’un Gainsbourg Sfarisé ; durant une bonne partie du film, un double-marionnette suit le chanteur à la trace, Juliette Gréco a un chat qui parle avec la voix d’Anna Mouglalis... Ce décalage fait rentrer l’histoire dans une atmosphère de fantaisie, dédouanant le réalisateur des attentes démesurées dont le projet a pu faire l’objet. Le Gainsbourg dessiné par Sfar est ce personnage de conte, avec sa face solaire, dont le monde adoube le génie, et sa part torturée, qui nourrit encore aujourd’hui les argumentaires destructeurs des réfractaires. Comment leur en vouloir ? L’homme n’est pas facile à cerner, pas facile à aimer. Le film, non plus.

    L’intérêt trop marqué de Sfar pour la jeunesse de l’artiste est révélateur de l’empreinte qu’il veut imposer, se servant du Gainsbourg peintre aux Beaux Arts pour garnir le cadre de ses propres créations. Pour autant, la période (et l’enfant, qui récite machinalement son texte) ne sont pas ben exploitée et n’ont d’autre utilité que de confronter par l’image le regard du Lucien enfant, et du Serge adulte.

    Le film se décline alors en un collage de scènes connues, où défilent les guests (nombreuses dans la vie de Gainsbourg), qu’on attend et par lesquelles on est que rarement transporté. J’ai personnellement vraiment accroché à la seule séquence d’introduction de Bardot - Laetitia Casta, qui reproduit un cadrage et un montage assez sixties - seventies, et qui seul parvient à (me) transmettre l’effervescence du moment. Pas de moments mémorables à part cela, sauf peut-être la scène marrante où le producteur (Claude Chabrol et ses gros yeux) découvre Je t’aime moi non plus, pavé dans la mare du bien pensant et des bonnes mœurs. La faute de goût étant tout de même atteinte par l’interprétation de Sara Forestier dans le rôle de France Gall, qui passe pour une demeurée handicapée mentale. Mais bon, c’est un conte, alors... Sfar se sent d’ailleurs obligé de s’en excuser à la fin du film, expliquant maladroitement qu’il est trop admiratif pour se mesurer à la vérité du mythe, et lui préfère le traitement du mensonge. Justification passe-partout qui ne suffit pas à justifier des faiblesses du film...

    Ni une vraie réussite, ni profondément mauvais, Gainsbourg (vie héroïque, ah bon ? Je ne voit pas le rapport...), au final, fait basculer l’aiguille du côté froid, à mon sens à cause d’un manque d’audace dans le choix des scènes narrées. Je ne parle pas de l’acteur principal, Eric Elmosnino, qui mérite tout de même une citation, tant le film, sans lui, aurait du mal à exister.

    Sans transition, à suivre prochainement : du Bis made in Hammer Film & Shaw Brothers !

  • Jennifer's Body (2009)

    Un film de Karyn Kusama

    4302694231_598fc0d4e6_m.jpgLe corps de Megan

    Film d’horreur de facture très classique, Jennifer’s Body attire les fans de tous poils de Megan Fox, la silhouette atomique révélée en un seul plan par Michael Bay dans Transformers (2007). Le film semble être fait dans le seul but d’exploiter sa plastique, et de se constituer ainsi le premier film construit uniquement sur le phénomène Fox.

    La caméra de la réalisatrice de Aeon Flux - le film (Ouch ! là, ça va mettre tout le monde d’accord...) lorgne Megan, en étant bien sûre de manier la frustration avec grand scrupule, coupant soigneusement à l’endroit où les choses deviennent plus corsées.

    Deux amies, très proches depuis la maternelle. La première, pris au piège par un groupe de rock satanique, va venir hanter la seconde et s’en prendre à tous les mâles des alentours... Voilà, le résumé va très vite, relisez-le bien si vous avez manqué quelque chose ! Bien que ce soit Megan Fox qui soit mise en avant (sur tous les plans : l’affiche, le titre, le film), c’est bien Needy, l’utre jeune fille (Amanda Seyfried, fragile ; bon choix de casting) qui doit être l’héroïne. Mais, à l’instar de son personnage, Megan vampirise l’écran ; si vous permettez, elle le bouffe même, sans ménagement aucun. Elle est clairement la seule attraction d’un spectacle autrement bien terne, et dirige l’objectif du scénario qu'on pourrait se faire (sur qui va-t-elle jeter son dévolu, est-ce que quelqu’un va la suspecter, ect.) dans un autre direction. Ici, l’objectif est plutôt : jusqu’où ira Megan Fox ? Et là, le film est fait pour faire tomber quelques barrières : Megan Fox se baigne nue dans un lac, OK. Megan entreprend une scène lesbienne avec sa copine, OK. Megan est couverte de sang et se repaît de tripes fraîches, OK ! Brune incendiaire, Megan joue avec le feu (au sens propre), grosso modo c'est comme le double effet Kiss Kool, le brasier à la place de la fraîcheur. Voilà les seuls défis que Karyn Kusama semble s’être lancés. Le projet était pourtant accompagné d’un atout de choix : Diablo Cody au scénario, oscarisée pour celui de Juno (Jason Reitman, 2008). Ses efforts semblent ici se réduire à embrasser le genre, le plus classiquement du monde : pouvoir castrateur d’une femme meurtrie, virginité protectrice, ... Tout au plus apercevra-t-on des allusions intéressantes au 11 septembre et la perte de repères qui en découle, appliquée à l’adolescente qui, elle aussi, perd ses ancrages : innocence, amies, tout part en lambeaux (de chair... évidemment).

    D’autre part, les lieux du films se réduisent au strict minimum, îlots perdus dans un no man’s land brumeux et mortifère. Quasi fantasmagorique, les lieux de l’action ressemblent plus à un espace mental qu’à un endroit réel, si bien que l’on peut se demander, au bout d’un moment, si tout ne se passe pas uniquement dans la tête de la perturbée Needy. Car, franchement, une piscine désaffectée comme ça, on n’en a pas vu beaucoup !

    Malgré ces quelques aspects intéressants, la direction donnée au film ne permet pas de les transformer et, au final, c’est un produit comme on en voit tant d’autres qui nous attend. Alors, on peut passer notre chemin sans regarder derrière (sauf pour les fans hardcore du Megan’s Body !).

  • Ciné d'Asie : The Bastard (1973)

    Un film de Chu Yuan

    4297449188_9d34270d3d_m.jpgLe film ne fait pas partie des chef d’œuvres de Chu Yuan, que ce soient Intimate Confessions of a Chinese Courtesan, réalisé l’année précédente, ou bien la vingtaine de films adaptés du romancier Gu Long, dont le cycle commencera en 1977 avec La guerre des clans. The Bastard, malgré la présence au générique du directeur de combat Yuen Woo-Ping, est effectivement décevant.

    Un orphelin, après avoir été initié aux arts martiaux par un vieux maître, part à la recherche de ses parents. Il rencontre en chemin une jeune mendiante, qu’il sauve des griffes d’une bande de voyous. Ensemble, ils vont aller à la recherche du passé de P’ti Bâtard (sic, d’après les sous-titres du dvd !).

    The Bastard joue la rupture par des grands écarts de ton, entre un début quasi-kung-fu comedy, une fin barbare à la Chang Cheh, et une séquence presque onirique à mi-course, à l’érotisme exposé.

    Le personnage de P’ti Batârd n’a connu que l’éducation aux arts martiaux, il n’a aucun autre points de repère ; c’est la source des idées comiques du film, si tant est qu’on puisse les trouver drôles. Le héros, durant toute la première partie du film passe pour un benêt, la comédie se jouant aussi avec le décalage des personnages masculin et féminin : alors que l’homme a tout à apprendre de la vie et agit de façon naïve, la femme est rustre, mal élevée, elle crie, ... C’est la femme qui a l’ascendant et mène la danse. Il faut ajouter que l’acteur principal surjoue, à l’instar de sa partenaire, ce qui donne l’air d’une farce -pas vraiment réussie- à la première partie. On est loin de Lady Kung-Fu (Liu Chia-Liang, 1981) et de Le Prince et l’arnaqueur, deux dignes représentants de la kung-fu comedy.

    Alors que leur quête les emmène dans le quartier des bordels, on assiste à un premier glissement, début d’une machination comme les aime Chu Yuan : un chef malfrat reconnaît en P’ti Bâtard son fils, mais c’est pour mieux lui faire endosser un meurtre qu’il n’a pas commis. Dans le même temps, pour l’amadouer, intervient la sulfureuse cousine, celle qui nous gratifiera du moment d’érotisme du film. La naïveté du jeune homme lui fait instantanément préférer la beauté fatale de la cousine à celle, plus courante mais fraîche et spontanée, de sa compagne d’infortune.

    Chu Yuan soigne toujours ses cadres avec autant de méticulosité, multipliant les travellings gracieux, mettant toujours un ou plusieurs éléments en amorce pour enrichir l’image. C’est particulièrement flagrant et signifiant dans la séquence du passage à l’acte entre la cousine et P’ti Batârd : dans un jardin à la floraison surréaliste, Chu Yuan cadre en gros plan la cousine, colorée par l’amorce de fleurs rose fuschia. On nous donne à voir une impression, celle du héros, comme transporté dans un rêve par cette jeune femme. Le décor, entité physique, et l’état d’esprit, entité psychique, se rejoignent en un tout cohérent. Chu Yuan, ne laissant rien au hasard notamment quant à ses choix de teintes, est un véritable artiste dans ce domaine. Mais cet état euphorique n’est qu’une fausse piste...

    Le pot au roses est découvert par la jeune mendiante, va ainsi s’en suivre plusieurs intrigues puis un final sanguinolent, P’ti batârd étant, comme on le sait depuis le début du film, un combattant hors-pair. Enfin, ça c’est pour l’histoire, car en vérité l’acteur ne peut cacher ses faiblesses techniques et physiques sur ce plan. Chu Yuan, peu intéressé par les arts martiaux en tant que philosophie s’exprimant par le corps, ne le conçoit, c’est certain, que comme un passage d’action obligatoire pour donner du punch au film. Et, même si les mouvements peuvent parfois être efficaces, ils n’atteignent jamais la grâce (comme chez Liu Chia-Liang) ou la fureur (voyez un Chang Cheh) nécessaire, faute de véritable acteur martial et d’une réalisation qui transcende ces instants. Les toutes dernières minutes, montrant le changement radical du personnage principal, sont tout de même vraiment réussies, à l’aide d’un montage rapide et d’une bande sonore très sombre.

    Voilà un film bien particulier, qui ne sort pas vainqueur de son numéro d’équilibriste multi-genres. La faute au casting, et à un réalisateur mal à l’aise dans la comédie. Ses films suivants, typés thriller / policiers, monteront à des sommets qualitatifs autrement plus significatifs.

    A lire aussi : le dossier Shaw Brothers sur Hong Kong Cinemagic

  • Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? (1962)

    Un film de Robert Aldrich

    4289429211_e23994ee12_m.jpgDeux films vus, deux uppercuts direct dans le ventre. En quatrième vitesse, diamant (du) noir dont le grand climax flirte avec le fantastique, et Baby Jane, relecture pessimiste et baroque de l’âge d’or d’Hollywood, un cran -ou deux- plus barrée que le sublime Boulevard du crépuscule (Billy Wilder, 1950).

    L’affrontement de deux stars fortes têtes de cette période, Bette Davis et Joan Crawford, est orchestré avec un art consommé de la mise en scène par Aldrich, dès le prologue. On y voit la toute jeune Baby Jane Hudson, en 1917, donnant de la voix sur scène, entraînée par son père côté jardin. Elle rappelle les enfants stars, telles Shirley Temple, qu’Hollywood a utilisée dans les années 30. Mais nous ne sommes pas encore dans un cinéma, juste une salle de spectacle où Baby Jane est l’attraction. Alors que la salle bondée jouit du spectacle, le film met tout se suite une distance par rapport à la démonstration qui nous est offerte : au lieu de filmer la starlette de face, et exalter le moment de réussite qu’elle vit, Aldrich propose un plan en biais par rapport à la scène, nous montrant à la fois le public et la fillette, la caméra posée en arrière de la salle plutôt que devant. Par ce simple plan, qui reviendra plusieurs fois, le spectateur du film est dans une posture de recul, observant son double (le spectateur du show de Baby Jane), prenant alors conscience d’un vice de forme. Le père de Baby Jane, utilisant vraisemblablement sa fille, veille au grain en coulisse, et Blanche, la petite sœur, brune renfrognée aux yeux noirs, (tout l’opposé de sa célèbre sœur), regarde la scène d’un air mauvais. Ces vues parallèles au spectacle continuent à induire un problème, une tension.

    Quelques années plus tard (1935, indiqué à l’écran), la situation s’est inversée : c’est Blanche qui est la coqueluche des studios -de cinéma cette fois-, et Jane le fardeau que se traîne sa sœur (elle joue tout de même dans des films, par obligation contractuelle, dès que Blanche apparaît au cinéma). Cette direction narrative rappelle le changement du muet au parlant, ayant laissé pas mal d’acteurs sur le carreau. Les temps changent et celui où Baby Jane chantait "I’ve got a letter to Daddy" est bien loin... Le total renversement de situation est exploité dans la séquence de l’accident, lorsqu’on croit voir quelque chose alors qu’on ne voit pas le contenu de l’action. Cependant, le spectateur ayant bien enregistré le changement de dynamique, par l’explication de texte des deux producteurs déambulant dans les décors, il crée mentalement son propre événement. Après cette scène mémorable, le générique commence enfin (après un petit quart d’heure de film), et l’on est déjà de plain-pied dans l’histoire. Tout ce prologue est maîtrisé avec une force telle, qu’il offre un arrière plan narratif très riche (ellipses, plusieurs lieux d’action) à une histoire qui se passera ensuite essentiellement en huis clos. La troisième indication de temps, après deux dates et le générique, est un énigmatique Yesterday (Hier), en rupture avec le traditionnel Today (aujourd’hui) qui ouvre la narration. Comme si les personnages étaient prisonniers d’un temps où il n'y aura pas de lendemain, un temps où, déjà, le cinéma est supplanté par la télévision -c’est par ce biais que les gens redécouvrent les films de Blanche Hudson.

    Dans un noir et blanc très contrasté, on découvre Blanche handicapée, en fauteuil, et Jane, portant la même robe que lors de ces succès passés, et maquillée comme une caricature, masque de mort censé rappeler Baby Jane. Elle déambule comme un fantôme hantant sa propre maison, laquelle n’est d’ailleurs jamais éclairée, ce qui donne des allures de tombeau aux boiseries qui se reflètent à l’écran. Baby Jane tient désormais sa sœur sous son emprise, à laquelle Blanche tentera d’échapper durant tout le film. Jane est la méchante sorcière trop réelle sortie d'un Disney pour pourchasser sa proie, au milieu de poupées immortalisant une jeunesse sortie d'un rêve de plastique. Dès lors, on entre dans le cadre d’un thriller hitchcockien malsain, où le suspense est constamment entretenu -notamment par l’entremise de plans récurrents sur le téléphone, un des seuls liens possibles avec l’extérieur. Bette Davis en Baby Jane est à deux doigts de transformer le métrage en film d’horreur, préfigurant la Anny Wilkes de Misery (Rob Reiner, 1991), hurlant de sa voix cassée sur Blanche. Le seul moyen d’accomplir son rêve d’actrice est d’imiter la voix de Blanche au téléphone, ce qui lui permet notamment d’avoir son quota de gin alors même qu’elle n’a plus d’argent pour le payer. Si Blanche rêvait la gloire de Baby Jane étant jeune, c’est bien l’inverse qui se produit ensuite, comme si les deux personnages étaient les deux faces de la même pièce, avec l’impossibilité de se rejoindre, de fusionner. Jane ne le peut que par la fraude (changement de voix, imitation de signature), qui ne fait qu’aggraver son cas, et l'entraînera dans une escalade de violence sadique. Elle servira à Blanche pour dîner son oiseau favori, puis un énorme rat, provoquant à la fois le dégoût de Blanche et la transformation de Jane en monstre. Aldrich peint beaucoup de moments de tension en opposition, notamment à l’aide d’une musique gaie, alors que l'action est objectivement terrible. Ce décalage instaure une bizzarerie, indiquant le bonheur des uns alors que, chez d’autres, c’est le chaos qui règne.

    Rares sont les personnages sympathiques du film, si ce n’est la voisine et la bonne des Hudson, le spectateur se rangeant tout de même du côté de Blanche car elle est persécutée. Le personnage du jeune aux dents longues (et de sa mère) donne à voir une société consumée par le mensonge et l’appât du gain, caractéristique de la vision sans concessions de Robert Aldrich. Il réussit ici un grand coup, Baby Jane résistant à une étiquette, jouant sur plusieurs tableaux, et brossant une confrontation d’actrices hors du commun : un très grand film.