Un film de Mikio Naruse
Alors qu’il y a quelques mois, nous découvrions son chef d’œuvre, Nuages flottants (1955), dont on reparlera à coup sûr dans ces colonnes, la vision d’autres films de ce réalisateur prolixe (une carrière de 90 films, ça n’est pas rien) s’imposait. C’est chose faite aujourd’hui grâce au coffret édité il y a quelques années par Wild Side Video dans ses fameux Introuvables. Nuages d’été nous montre une famille d’agriculteurs, dont le patriarche tient à garder le contrôle. En effet, une des lignes d’évolution du film sera l’envie des enfants de s’affranchir de cet héritage agricole, en voulant devenir étudiant, commerçant...
Le monde est en train de changer. La figure du père, incarnant les traditions, la façon de vivre à l’ancienne, est déstabilisée car descend de son piédestal. Les jeunes femmes veulent étudier, les couples s’installent sans s’être mariés au préalable... Situé juste après la deuxième guerre mondiale, présente en filigrane dans le récit (l’héroïne est veuve de guerre), le film nous montre le décalage des désirs et des façons de vivre entre deux générations. Décalage qui s’exprime déjà dans les modes vestimentaires, entre les vestes portées par les jeunes et les kimonos traditionnels qui ont la faveur des générations plus matures. Ces derniers ne semblent pas être issus du même siècle. Malgré la résistance du père, les jeunes vont arriver à leur fin. Cette période de transition s’illustre aussi, dès le début du film, par une enquête où un journaliste interroge la population sur les effets d’une réforme agraire instaurée peu avant, basée sur le partage équitable de l’héritage entre les enfants. Tout est en train d’évoluer, d’être ré-arrangé, bousculant les comportements, en laissant certains sur le carreau. L’empreinte du passé est néanmoins indélébile, et reste à portée tant que la génération des pères reste en vie.
Un autre aspect intéressant de Nuages d’été est son rapport constant aux finances : les questions d’argent y sont prégnantes de bout en bout, laissant imaginer qu’il s’agit d’un personnage supplémentaire et central. L’argent est la raison invoquée qui pousse le patriarche à refuser à sa filles ses études (qui se double bien sûr d’une réaction face à la volonté d’émancipation de la jeune fille), et tout est, tôt ou tard, réduit à des questions financières. D’ailleurs, alors que le film pourrait mettre plus en valeur les trajectoires dynamiques et quasi-révolutionnaires des fils et filles voulant s’échapper de leur déterminisme, on s’attarde plutôt sur le personnage du père, qui veut décider de tout en ce qui concerne l’avenir de ses enfants. On reconnaît derrière ce choix clair la personnalité de Naruse, connu pour ne refuser aucun contrat de film, car il avait sûrement une terrible peur du manque d’argent. Même si ce dernier n’a jamais été considéré comme un auteur par son côté "réalisateur à la chaîne", le rapprochement que l’on peut faire entre l’obsession dépeinte dans le film et son propre comportement est évident.
Mais le personnage principal est présenté comme étant celui de la tante, veuve de guerre qui a clairement besoin de retrouver une sociabilité après des années de solitude ; une amie lui dit même à un moment qu’elle "la croyait morte". Ce besoin va s’exprimer par l’attirance qu’elle éprouve pour le personnage du journaliste, pourtant un home marié -dont on ne verra jamais la femme-. Les choix francs de Naruse concernant les enchaînements d’actions et l’apparition ou non de certains personnages qui auraient pu avoir leur place dans le film, lui donne un côté étrange : alors que certaines choses paraissent manquer, d’autres semblent en trop, notamment toutes les interactions familiales entres différentes générations qui brouillent les pistes de la généalogie de cette famille : au bout d’un moment, on nage dans un léger flou à ce niveau-là. Mais, de cette posture particulière, naît une identité assez unique, car au final on ne se soucie guère de la structure familiale pour laisser la place à l’éclatement du carcan familial.
Nuages d’été est le premier film en couleurs de Naruse, ainsi que le premier où il expérimente le format panoramique. Il en ressort une grande beauté, qui rehausse les paysages agricoles, et des couleurs omniprésentes, comme s’il testait tous les rendus des variations colorimétriques.
Sans égaler la réussite éclatante de Nuages flottants, ce film-ci, malgré un flou qui peut faire décrocher le spectateur, reste digne, et illustre un témoignage de première main, quasi-documentaire, étude sociologique, d’un moment dans l’histoire du Japon.
Le film était presque parfait - Page 90
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Ciné d'Asie : Nuages d'été (1958)
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Police fédérale Los Angeles (1985)
Un film de William Friedkin
To live and die in L.A., titre original bien meilleur que son équivalent passe-partout français, sonne comme une épitaphe, ainsi qu’une note d’intention, basique mais bien servie, dans un film qui est le produit de son époque. Polar léché, montrant des flics en jeans marchant comme des cow-boys (ah, la démarche de William Petersen...) vivant dans des villas ensoleillées au bord de la côte californienne, le film pourrait être démodé aujourd’hui. Accompagnée d’une bande originale alignant des titres eighties en diable, il reste pourtant un grand moment de cinéma.
Il est amusant de voir d’une part, à quel point le film est en phase avec son temps (on le rapproche volontiers d’une Arme fatale, même si plus axé comédie d’action, et d’une ambiance à la Miami Vice - la série, chère au Michael Mann producteur), et d’un autre côté, combien Richard Chance, son personnage principal, est un grand déséquilibré. Sa séquence fondatrice est bien sûr celle du saut à l’élastique inaugural, dont on imagine d’un premier abord qu’il s’agit d’un suicide. Dès lors, les pulsions du personnage, basculant constamment entre la vie et la mort, à la recherche d’adrénaline, de sensations fortes, font de lui à la fois la tête brûlée (intéressant dans un polar, tentant des choses impossibles aux autres) qui a quand même un grain (à ce titre, To live and die in L.A. pourrait être la prequel d’un film tourné l’années suivante par Michael Mann, encore lui, à savoir Le sixième sens - Manhunter, dans lequel excelle encore une fois William Petersen. La tension de son rôle à fleur de peau est bien similaire à celle de Police fédérale Los Angeles).
Opposer un flic, fonçant droit dans le tas, à un artiste oeuvrant du mauvais côté, c’est l’autre bonne idée du film. Eric Masters, joué par Willem Dafoe, dont on perçoit l’ambivalence grâce à sa trogne incroyable, est peintre et crée des autoportraits qu’il fait ensuite brûler. Son allure dépassionnée lorsqu’il effectue son geste ne laisse pas de doute sur la nature rituelle de l’acte ; Masters semble être déçu de lui-même, devant exercer son art dans l'illégalité : les faux billets qu’il fabrique, dont le processus nous est montré avec moult détails, se rapproche d’une forme de création artistique, en tous les cas artisanale, et de qualité. De même, comme tout bon créateur, il contrôle toutes les étapes du processus lui-même, ne laissant à aucun autre le soin d’établir les planches de faux. Solitaire, il répond en double à Chance, mais semble paradoxalement plus équilibré et logique dans sa façon de gérer les événements. Beaucoup moins posé, Richard Chance n’hésite pas à monter un coup totalement foireux et hors des clous pour pouvoir coincer le trafiquant ; il faut dire que ce dernier a tué son chef, grand trauma qu’on retrouve extrêmement souvent dans le polar. Pour arriver à ses fins, Chance manipule tout le monde, et arrive même à ne plus paraître très sympathique au spectateur. La façon dont il use d’une prostituée, négligeant toute notion de sécurité, est exemplaire de son attitude.
N’oublions pas que c’est William Friedkin, monsieur French Connection, qui est aux commandes de ce polar noir. Il en découle une nervosité dans les cadrages, une séquence très réussie de poursuite en voiture (comme il avait tourné celle de Popeye dans FC), et surtout, un grand réalisme dans le traitement. La fin du film, très inhabituelle du genre, sonne finalement juste comparativement au reste du métrage. Un polar que nous aimons particulièrement, et visionné ces derniers temps pour la première fois : c’est le genre de découvertes qu’on aime faire, et qu’on aime partager ! -
Rollerball (1975)
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Vinyan (2008)
Un film de Fabrice Du Weltz
Après un premier film, Calvaire, qu’on peut qualifier sans mal de dérangeant, le belge fou revient avec un film-trip, véritable déambulation hallucinée dans les cités bariolées de Thaïlande, puis dans la forêt Birmane, où nous suivons donc les pas d’un couple, interprété par Emmanuelle Béart et Rufus Sewell (Dark City, Chevalier), mis à mal par la perte d’un enfant. La possibilité de le retrouver va faire basculer leur vie une nouvelle fois.
Que dire de ce film, si ce n’est qu’il convoque visuellement les imaginaires du cinéma de genre italien, à commencer par le Suspiria de Dario Argento : la séquence du début du film, dans laquelle le couple se retrouve dans un taxi à Phuket, est calquée sur la séquence elle aussi quasi inaugurale du film italien qui voit Jessica Harper, peu rassurée à l’arrière d’un taxi, évoluer dans les lumières flashy des feux de circulation, donnant des airs de cauchemar sous acide à cette ballade nocturne. La référence continue lorsque Jeanne (Béart) décide de poursuivre sa quête sans son mari, et quitte brusquement le taxi, le film nous offrant d’ailleurs à ce moment précis un plan séquence anthologique (comme il va en enfiler un certain nombre sur toute la durée du métrage), suivant en caméra portée les errements maladifs de la femme. Les couleurs criardes, fusant dans cette nuit moite, désoriente le spectateur au même titre que l’héroïne, qui est allée très loin dans l’interprétation de son personnage.
De l’influence d’un certain cinéma de genre italien, on peut même parler de bis, la seconde partie du film pouvant rappeler La montagne du dieu cannibale de Sergio Martino, péloche mi-aventures mi-horreur, où le rôle tenu par Ursula Andress offre certaines similitudes avec celui de Jeanne, on ne vous en dira pas plus si vous décidez de tenter l’aventure de ce film-trip. De même, le voyage en bateau entre les forêts touffues de Birmanie font entrevoir un isolement, un danger, voire même une folie q'on a pu croiser dans Aguirre (autre film-trip dont la réussite est sans commune mesure avec ce qui nous intéresse aujourd'hui). Enfin, on pourra voir une certaine inspiration vers Sa majesté des mouches, car les enfants que vont rencontrer le couple sont pour le moins inquiétants.
Baignant dans une folie qui va crescendo, le film est extrêmement soigné, dans son visuel (couleurs chaudes magnifiques, plan-séquences de folie signés par un très grand chef op’, Benoît Debie) mais également dans ces ambiances sonores. On retiendra le premier plan du film, visiblement sous-marin nous montrant des bulles provoquées par le remous du au tsunami. Ce plan a une efficacité figurative (on sait de quoi il s’agit) tout en ayant un cachet abstrait, avec les bulles qui composent aléatoirement des formes étranges.
Au niveau de la forme, tout est donc très beau et très pro. Mais là où ça se gâte, c’est au niveau de l’histoire, qui prend vvvrrraiiiiment son temps pour nous raconter... quoi d’ailleurs ? le traumatisme d’une mère suite à cette perte irréparable ? un récit psychologique où tout n’est que rêverie embrumée ? Une histoire d’esprit maléfique qui emporte votre raison si vous vous en approchez trop ? Coincé dans un trip qui est avant tout très personnel au réalisateur, le film ne passionne pas, c’est le moins que l’on puisse dire. Manquant terriblement de crédibilité, l’intrigue bascule finalement très vite (dès les premiers instants, on peut se douter que Jeanne va péter une durite) dans le n’importe quoi scénaristique. Le mari se laisse embourber dans les errements psychotiques de sa femme, ne réalisant rien de l’impasse dans lesquels chacun de ses pas l’en rapproche.
Dépourvu de réelle matière, on ne saura que trop déconseiller cette vision d’un auteur tout à fait nombriliste et hautain (le générique de début en est une belle preuve, avec un FABRICE DU WELTZ’S VINYAN qui fait rire, honnêtement). Bénéficiant tout de même d’un cachet visuel et sonore sans pareil, on peut avancer que Vinyan constitue un bien beau ratage cinématographique (mais alors, très beau !). -
Animal Factory (2000)
Un film de Steve Buscemi
Cet excellent acteur/réalisateur qu’est Steve Buscemi nous sert un exemple du film carcéral dans toute sa dure réalité ; bien que l’intrigue se situe dans la prison de San Quentin, une des plus anciennes des Etats-Unis et lieu de maints autres films avant celui-ci, le film a été tourné dans une ancienne prison d’état à Philadelphie. Adapté du roman de Eddie Bunker, qui connaît San Quentin comme sa poche (il y a séjourné 18 ans, semble-t-il), Animal Factory est d’abord un film de gueules incroyables, à commencer par un Willem Dafoe, tête rasée, excellent. A celui-là s’ajoute l’ex-taulard Danny Trejo, tout en balafres, connu pour jouer les seconds rôles chez Robert Rodriguez. Mickey Rourke, méconnaissable (pléonasme), est à contre-emploi dans un rôle... borderline dont je vous laisserais la surprise. Eddie Bunker lui-même, après avoir été aperçu dans Reservoir Dogs (Mister Blue, c’était lui), joue un rôle secondaire. Au milieu de toute cette troupe, qui reconstitue de façon convaincante une ambiance toujours sur le fil, entre vie et mort, le jeune Ron Decker (Edward Furlong, disparu des écrans et c’est bien dommage) doit rentre dans les cases, se conformer aux usages hors-normes d’une société de psychopathes.
Buscemi filme en gros plans, ou du moins toujours serrés, tentant de cerner dans les plus infimes expressions le ressenti d’être emprisonné ; en étant au plus proches des rides, cicatrices, cernes des protagonistes, il fait de ces marques de la vie le temps qui passe, long, bien long, et dont la brutalité laisse des traces indélébiles, qu’elles soient visibles ou psychologiques.
Dans cet écrin de réalisme, où les prisonniers s'organisent en clans, en binômes (le protecteur et son protégé / parfois souffre-douleurs), et façonnent un cercle vicieux immuable, provocation / agression / vengeance, on sent l’empreinte prégnante d’un Oz, dominant depuis sa fenêtre télévisuelle tout la représentation de l’univers carcéral depuis la création du show. Buscemi, dans sa démarche, ne peut qu’emprunter un chemin déjà tracé par cette magistrale série.
Malgré tout, la relation Willem Dafoe / Edward Furlong échappe aux stéréotypes et aux craintes du personnel encadrant de la prison, créant une fraternité nécessaire dans un monde sans pitié, où les prisonniers s’entretuent et où, quand ce n’est pas eux qui s’en chargent, des surveillants impersonnels (on ne distinguent que leur silhouette) mitraillent à vau-l’eau.
Caractères hétéroclites, besoin de reconnaissance et survie, les prisonniers apparaissent bien comme des animaux, pour lesquels la liberté n’est qu’un fantôme. Furlong redonne vie à cet espoir pour Dafoe, et c’est ce qui est beau dans ce film. On en parlera donc comme d’un essai assez réussi, mais où le personnage de Furlong aurait peut-être du être traité plus en profondeur... A découvrir toutefois !