Un film de Jack Arnold
Profitons du revival du cinéma en 3D qui va sévir en 2009 (on aura notament droit à Destination finale 4 et Meurtres à la saint Valentin, donc a priori des chef-d’œuvres en puissance) pour renouer avec cette folle épopée qui vit son apogée dans les années 50, et dont le but était de contrer une télévision terriblement populaire. L’homme au masque de cire, Le crime était presque parfait, et L’étrange créature du lac noir sont parmi les plus connus aujourd’hui. Exploité en DVD, ce dernier se retrouve en deux dimensions et ne perd pas de son charme, bien au contraire. Le film avait d’ailleurs fait les beaux jours de la Dernière séance où il fut diffusé en 3D, le journal télé de l’époque (en 1982 si je ne m’abuse) proposant les lunettes adéquates. L’exercice ne fut pas, ou peu reconduit pour d’autres films.
L’étrange créature du lac noir est avant tout une série B, produite dans la continuité des films d’horreur made in Universal des années 30 : Le Dracula de Browning, le Frankenstein de Whale et leurs suites, le Loup-garou de George Waggner ou La momie (Karl Freund, 1932). A l’image ses illustres aînés, le film accède au rang des chef d’œuvres du cinéma fantastique / épouvante de l’époque ; le look de la créature, très en avance sur son temps et façonné des pieds à la tête, inaugure d’une certaine façon les maquillages d’Alien. Le lagon possède une force évocatrice rare, à la fois dangereuse (les forts contrastes rendent l’eau vraiment noire et des arbres morts parsèment son bord) et exotique, témoin d’un lointain passé qui attire l’homme, que ce soit à des fins scientifiques (une expédition part à la recherche de traces fossilisées d’une espèce inconnue) ou de loisirs (la baignade de Kay, empreinte d’une grâce divine). Les séquences sous-marines, remarquables, que l’on doit à James C. Havens, captent bien la poésie visuelle de cet univers angoissant et onirique.
La musique occupe une place importante dans le récit, soulignant l’horreur (les apparition du monstre, toutes ponctuées du même ta-ta-ta-TA envahissant) ou la découverte et le parfum d’aventure. Henry Mancini, compositeur génial plus tard souvent associé à Blake Edwards, écrit ici des mélodies enlevées très réussies (non créditées au générique).
Le récit, mettant en face-à-face des scientifiques et un chaînon manquant de l’évolution, est classique, et illustré la plupart du temps assez banalement, mais donne à voir des thèmes purement fantastiques (le monstre désirant l’humaine, rappelant King Kong) et terriblement révélateurs de la nature humaine -le monstre a beaucoup plus de raisons valables de se défendre que les humains qui viennent troubler son écosystème préhistorique. La fameuse séquence de baignade sus-citée, véritable danse de séduction malgré elle, est révélatrice de la poésie que peut déployer certains moments du film. Les mouvements de Kay, guidés par l’apesanteur étrange du milieu marin, sont peut-être les meilleurs moments du métrage.
Les hommes sont vénaux et agrippés à un rêve de gloire complètement déplacé devant le spectacle qui s’ouvre devant leurs yeux. Comme dans Tarantula, comme dans L’homme qui rétrécit, la dimension fantastique s’associe d’une critique sociale plus ou moins déguisée : même si l’imagerie déployée suffit à rendre le film pérenne, cette valeur ajoutée est certainement pour quelque chose dans la réputation toujours d’actualité de Creature from the black lagoon. Deux suites furent tournées, preuve du succès populaire de l’original, dont une réalisée par Jack Arnold, qui ne sont pas restées dans les annales (je ne les ai pas vues). L’étrange créature du lac noir, quoi qu’il en soit, diffuse encore aujourd’hui un délicieux parfum de nostalgie et de mystère. N’hésitez pas à y (re)plonger si le cœur vous en dit !
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L'étrange créature du lac noir (1954)
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Ivanhoé (1952)
Un film de Richard Thorpe
Digne film de chevalerie que Richard Thorpe réalise un an avant son autre classique Les chevaliers de la table ronde, toujours avec Robert Taylor (aucun lien avec Elizabeth), Ivanhoé conte les aventures de celui-ci, parti à la recherche de son bon roi Richard, dépossédé de la couronne d’Angleterre par son félon de frère, Jean.
Les constantes du film de chevalerie sont toutes ici réunies, tant et si bien qu’on a l’impression de voir un frère jumeau aux Aventures de Robin des Bois (Michael Curtiz, William Keighley, 1938), chef d’œuvre incontesté du genre. Robin, de son véritable nom Locksley, est bien présent dans le film, mais seulement en tant que partenaire de Ivanhoé ; lui et sa troupe (on reconnaît frère Tuck entre autres) vont aider notre chevalier à destituer le Prince Jean. Chose étonnante, le personnage n’est jamais nommé par son appellation universelle de Robin des Bois, et ses compagnons le sont encore moins. Sûrement dans le but de ne pas perturber le spectateur sur l’identité du véritable héros de l’histoire, les scénaristes et le réalisateur n’ont-ils pas voulu mettre un nom beaucoup plus connu que celui de Wilfried d’Ivanhoé dans le film. Cela reste tout de même très étrange, car on a tôt fait de se rendre compte qu’il s’agit de la même histoire, sous un autre angle, où les personnages annexes (Richard Cœur de Lion, Prince Jean) sont les mêmes.
Les passages obligés (tournois où l’arc est remplacé par la joute à cheval, duels à l’épée dans la plus grande tradition du genre) désignent une mythologie pure, faite de serments gardés et toujours tenus par les bons, et de traîtrises (un temps) impunies par les fielleux grimaçants. Mais l’esprit est là, débonnaire, et les acteurs portent bien cet idéal de pureté ou de malice. Robert Taylor est le seul, l’unique qui a persévéré pendant des années pour retrouver Richard Cœur de Lion. Il chante pour entendre une réponse, la suite de sa mélodie. Ce geste indique déjà combien le héros symbolise le héros classique dans sa pureté -et assume son origine romanesque via Walter Scott-, où dans un intemporel Moyen-âge sans nuage, des troubadours égayaient la vie des seigneurs avec chansons et drôleries. Pour le côté comique, Ivanhoé s’adjoint de Wamba, un esclave qu’il affranchit, et qui jouait auparavant le rôle du bouffon ; libre, il en sera toujours un.
L’histoire s’enrichit d’un triangle amoureux malheureusement sans enjeu car on sait bien que la droiture du héros empêche de rompre un serment préalablement fait à Lady Rowena (Joan Fontaine). Ainsi, la brune Rebecca (Elizabeth Taylor) aura un rôle plutôt ténu dans cette production hollywoodienne ; mais sa position est paradoxalement plus intéressante, valorisante que celle de sa rivale : elle est juive et en est fière, dans une lutte esquissée entre la chrétienté et le judaïsme ; l’ensemble donne d’ailleurs une bien meilleure image aux juifs qu’aux chrétiens. De plus, elle est experte en médecine "parallèle" -en cela c’est le personnage le plus moderne du film- car a fait son apprentissage avec une femme suspectée de sorcellerie : pour le Prince jean, ces informations sont suffisantes pour vouloir la faire mettre à mort au terme d’un procès truqué.
Les décors et les costumes, magnifiés par un Technicolor flamboyant, façonnent le mythe de la plus belle façon, même si le souffle épique aurait pu être plus accentué. Au lieu de cela, la musique symphonique typique des productions hollywoodiennes de l’âge d’or est de tous les plans, ce qu’on peut regretter, mais participe en même temps au charme d’une époque qui, aujourd’hui, semble bien lointaine, telle le fruit d’un rêve éveillé. En l’état, Ivanhoé est un bon rejeton classique du cinéma de la chevalerie, porteur d’un certain idéal, à ne pas négliger par ces temps de morosité... -
La terre des pharaons (1955)
Un film de Howard Hawks
Hawks est un réalisateur qui semble avoir parcouru tous les genres cinématographiques sans exception, qui plus est en réussissant certains des films les plus renommés de l'histoire du cinéma : le film de gangster avec Scarface (1932), le western avec Rio Bravo (1959) ou La captive aux yeux clairs (1952), la comédie américaine avec L’impossible monsieur bébé (1938), le film noir avec Le grand sommeil (1946) ou Le port de l’angoisse (1944), la comédie musicale avec Les hommes préfèrent les blondes (1953), et le péplum avec La terre des pharaons. L'évocation de ce palmarès a de quoi rendre jaloux tous les réalisateurs de la planète. Moi qui ne connaît pas ses westerns (oui, même Rio Bravo), j’en ai l’idée d’un homme de comédie avant tout ; les facéties de Cary Grant dans Allez couchez ailleurs (1949), forcé de se déguiser en femme pour aller rendre visite à celle qu’il aime, sont hilarantes, tout comme dans Chérie, je me sens rajeunir (1952). Mais la diversité sus-citée et son succès quasi-constant l’ont fait devenir un réalisateur très côté auprès des studios, qui lui donnent dès lors de grands moyens pour mener à bien ses nouveaux projets, comme c’est le cas avec celui qui nous intéresse aujourd’hui. De plus, son film bénéficie d’une technologie de pointe qui est encore assez jeune, le CinémaScope, qui a fait ses débuts avec un autre péplum, La tunique (Henry Koster, 1953). Le procédé met en valeur les scènes de foule et la profondeur de champ ; de plus, ce format plus large demande plus de longueur de décors pour le "remplir". Hawks l’a bien compris dans les scènes d’ouverture du film, en mettant en images la progression de milliers de figurants faisant route vers la demeure du pharaon pour construire la première pyramide d’Egypte. Bien que faisant montre d’une maîtrise déjà forte de ce nouvel outil, ces scènes ne m’ont pas parues réussies car on a l’impression d’assister à un défilé chorégraphié tel qu’on échappe à tout effet de réel ; de toute façon, il en va de même avec bon nombre de péplums et cette scène façonne la représentation de l’Antiquité dans le cinéma hollywoodien de l’âge d’or : tout y est très figé et distant, comme un livre d’images dont les pages s’égrènent devant nos yeux.
Comment Hawks se tire-t-il de l’exercice ? La trame du film est simple (le pharaon Khéops passe son temps à préparer son passage dans l'au-delà et ordonne la construction de son mausolée, une pyramide) et n’offre que très peu d’intérêt. De même, les interactions entre les personnages ne sembleraient pas changer si le film était un récit contemporain, un film de chevalerie ou un polar. L’Egypte n’existe que dans le cadre d’un décorum interchangeable, non comme un monde à part entière. D’ailleurs, si certains plans font montre d’un certain gigantisme, la plupart du film est traité sous un angle plus intimiste, ce qui semble en désaccord avec la promesse d’une grande superproduction hollywoodienne. Nous ne sommes pas du tout dans un des grands films de Hawks. Malgré tout, certains aspects de La terre du pharaon ne sont pas inintéressants, comme cette fixation pour l’amassement des richesses que le pharaon ne destine qu’à entasser dans son tombeau ; la croyance de la vie après la mort est vraiment très ancrée dans ce personnage, beaucoup plus que chez le peuple comme l’indique bien la voix-off, "le pharaon imposant pour le confort de sa seconde vie une existence de misère pour des milliers d’égyptiens". Les premiers temps de la construction paraissent étranges, le peuple semblant réjoui de sa mise en esclavage pour construire la pyramide, conscient d'une mission divine...
D'autre part, l’astuce de construction d’une pyramide qui reste entièrement scellée une fois un mécanisme enclenché est bien vu et, à mon sens, plus impressionnant que toutes les scènes de foule du film. Hawks avait rencontré des égyptologues qui lui ont fait part des dernières découvertes, à l’époque, concernant la construction des pyramides, si bien que l’impression de réel tient la route, à ce moment-là.
Du casting, moyennement convaincant, retenons tout de même le rôle de l’architecte, tenu par James Robertson Justice, qui offre une certaine ressemblance avec Peter Ustinov. Justice joue la figure du sage dans ce monde de croyances truquées (les dieux égyptiens prennent parole d’une façon très humaine, révélant une combine dont on ne peut savoir si le peuple y croit). Joan Collins, qui fera plus tard les beaux jours de Dynastie, est assez insupportable dans le rôle de la reine arriviste, qu’elle aurait pu rendre plus complexe. En définitive, un film dont on peut se passer, et qui constitue le pendant clairement mineur de l’œuvre de Hawks. -
Dossier Kubrick : le film noir
Nous débutons aujourd’hui un nouveau rendez-vous à périodicité variable, la constitution de dossiers, plus fouillés que les articles généralement écrits ici, sur l’histoire du cinéma. Flottant tout en haut de notre panthéon cinéphilique, nous accordons aujourd’hui aux débuts de Kubrick cinéaste les honneurs de ce dossier.
RepèresStanley Kubrick réalise ses deux premiers films -si l’on oublie volontairement Fear and Desire, son premier essai rendu invisible par son auteur pour cause d’échec artistique- dans le style film noir, et débute ainsi la construction d’une œuvre qui marque par sa cohérence et par les signes récurrents qu’on va y trouver, ceci dès Le baiser du tueur (1955).
Le jeune Stanley Kubrick passe dès l’âge de 16 ans une étape primordiale, celle de son engagement comme photographe pour le magazine Look ; Il y développera le sens du cadre, et l’intérêt pour les scènes en milieu urbain. Dès le début des années 50, il sait qu’il veut devenir cinéaste. Par le biais de la photo, il va d’abord s’intéresser au documentaire et réussit à finaliser quelques courts sujets (Day of the Fight, Flying Padre, The Seafarers). On retrouve dans Le baiser du tueur le milieu de la boxe exploré dans un reportage photo antérieur, Prizefighter, ce qui lui a inspiré son premier film documentaire. La violence, les rapports de force sont déjà au cœur du film.Lorsque Kubrick réalise Le baiser du tueur puis L’ultime Razzia, l’âge d’or classique du film noir est déjà derrière lui ; du Faucon Maltais (John Huston, 1941) à Règlements de compte (Fritz Lang, 1953) , d’Assurance sur la mort (Billy Wilder, 1944) à Pour toi j’ai tué (Robert Siodmak, 1948) en passant par certains précurseurs (J’ai le droit de vivre, 1937 ; M le maudit, 1931), le film noir a dessiné une vision désespérée de l’Amérique, en proie au cauchemar via une humanité infectée, et où règnent en maître la trahison, la cupidité, l’abus de pouvoir et par-dessus tout, le crime. En véritable homme-orchestre, Kubrick va utiliser ses caractéristiques comme conteneur idéal de ses thématiques et de ses motifs personnels. De plus, pour Le baiser du Tueur, son budget miniature de 40 000 $ lui intime de filmer en décors naturels et en investissant les traits stylistiques du film noir, eux-mêmes guidés en grande partie par un souci économique.
Le baiser du tueur prend pour cadre l’histoire d’un boxeur sur le retour, Garson, qui va faire la rencontre de Gloria, elle-même entretenant une relation avec un mafieux, Rappalo. Garson entre par là dans une situation compliquée pour extirper la jeune femme des griffes du bandit.
L’ultime razzia raconte un braquage dans la pure lignée du caper-movie, ou film de casse, et prend modèle sur le parangon du genre, Quand la ville dort (The Asphalt jungle), réalisé par John Huston en 1950. Ici, ce sont les recettes d’un hippodrome de courses hippiques qui sont visées. Johnny Clay (Sterling Hayden), instigateur du plan, met sur pied une équipe et confie à chacun une tâche bien précise. Tout est prévu sauf... une femme dont les ambitions vont détruire un à un les efforts de Clay.
Le baiser du tueur (Killer’s Kiss) et L’ultime razzia (The Killing) sont ainsi tous deux reliés par le film noir, et par une logique interne organisée par le flash-back et la narration en voix-off, tout en étant fondamentalement différents.
Les signes du film noirLe baiser du tueur s’ouvre sur un homme, attendant sur le quai de la gare (joué par Frank Silvera, également présent dans Fear and Desire), et la narration s’engouffre directement dans un flash-back couvrant tout le film. Empruntant un trait caractéristique du film noir (surtout rendu célèbre via son usage par Welles -peut-être LE modèle de Kubrick- dans Citizen Kane), Kubrick utilise ici la voix-off dans un objectif triple : insister sur la dimension pré-destinée, pré-réglée de toute la narration et ainsi offrir un point de vue distancié, économiser des scènes d’exposition inutiles et enfin jouer avec cet élément par rapport à la perception qu’en a le spectateur ; démonstration.
La voix-off dans le film noir porte toujours, associée au dispositif du flash-back, la marque d’un passé trouble qui pèse sur les personnages, et qui les mène vers un destin le plus souvent funeste. Elle montre aussi clairement que le présent a beaucoup moins d’importance que le passé, ce qui limite, voire anéantit les possibilités d’actions des personnages : tout semble avoir été mal joué dès le début. Ici, c’est ce qui a l’air de se passer dans Le baiser du tueur, où ce boxeur en fin de carrière va monter encore une fois sur le ring, ce qui se soldera par un échec. Cependant, en jouant avec les conventions du film noir, Kubrick construit une trajectoire positive pour le personnage principal, qui à cet échec inaugural répondra une victoire finale, tant lors d’un combat hallucinatoire avec le bad guy de l’histoire où le public est remplacé par des mannequins inanimés, qu’avec Gloria. La surprise est présente ainsi tout du long, car on s’attend toujours plus à la mort et à l’échec dans un film noir, auxquelles répondent ici paradoxalement la vie et la réussite. Même si Kubrick désavouera le happy-end final, on ne peut que constater la logique de la mécanique du film. Dans L'ultime Razzia, la voix-off n’est pas une narration personnelle, mais celle d’un commentateur extérieur, qui laisse les événements paraître en mettant en évidence l’anomalie dans le système : ce sera une femme -jouée avec emphase par Marie Windsor-, avide de pouvoir et affublée d’un mari incapable mais faisant partie du plan de braquage, ne possédant aucune volonté propre (excellent Elisha Cook Jr.).
Kubrick utilise ensuite la voix-off dans un objectif flagrant d’économie, afin de laisser à ce vecteur d’informations le soin d’effectuer les transitions nécessaires entre chaque scène. Le film est construit, comme dans toute l’œuvre de Kubrick, autour de plusieurs séquences-blocs qui occupe chacune une place vitale dans la narration. Le baiser du tueur dure 1h05, L'ultime Razzia 1h20 : ce sont chacun des modèles d’économie et de précision narratives, même si L’ultime razzia est plus abouti et plus complexe ; dans ce dernier, la narration en voix-off offre une narration déconstruite, suivant un à un les itinéraires de chaque individu de la bande le jour J, qui recentre les enjeux ainsi que l’heure de la séquence, importante pour situer l’action dans le cours de la journée.
Enfin, Kubrick utilise la voix-off afin de jouer de ses caractéristiques propres : on pense à la scène du Baiser du tueur montrant Garson et Gloria au petit déjeuner le lendemain de leur première rencontre : alors que Garson ouvre la bouche pour parler, c’est le même Garson en voix-off qui nous fait part de ce qui s’est passé précédemment et de ce qu’il est en train de dire à Gloria ; et, alors que le spectateur a mis un temps d’adaptation pour comprendre le tour d’illusionniste que Kubrick nous a joué, le récit revient en prise de son directe avec la discussion entamée par Garson dans le champ. La voix-off, que Kubrick va utiliser dans nombre de ses films, ne cessera d’être déjouée dans ses attributions, notamment dans Barry Lyndon où le narrateur prend un malin plaisir à prendre de l’avance sur le récit et ainsi déjouer la tension dramatique.Ajoutons maintenant que le film noir, n’étant pas un genre à proprement parler, n’est pas un engagement conscient de Kubrick qui se serait dit "Faisons un film noir". Il s’agit juste du fait que la tonalité générale de l’histoire ainsi que son style visuel et narratif correspondent à certains des éléments-clés repérés dans le film noir tel que décrypté par la critique française au sortir de la deuxième guerre mondiale. Cette vision noire correspond en effet à ce que Kubrick veut faire dans un film et dans son œuvre future. Dans L'ultime razzia, Kubrick pousse la marque du film noir dans ses derniers retranchements, offrant notamment à la caméra un massacre final paroxystique à la force intacte aujourd’hui. Le regard perdu d’Elisha Cook Jr. illustre parfaitement l’espoir déçu, perdu à jamais d’une vie meilleure ; lui a tout perdu dans l’affaire : sa femme et l’argent. Sterling Hayden, colosse aux pieds d’argile (Clay), prend plus sur lui l’irréelle pluie de billets finale.
Le baiser du tueur et L’ultime razzia : deux films bien différents
Le baiser du tueur et L’ultime Razzia comprennent chacun une organisation commune, qui en fait des films-système et baladent leurs protagonistes respectifs à travers les événements comme s’ils n’avaient pas de volonté propre ; on voit encore ici l’ombre du film noir, mais aussi l’influence d’une des grandes passions de Kubrick : les échecs. Comme le joueur talentueux qu’il était, il construit pour le film un plan précis dont tous les éléments s’emboîtent parfaitement.
Cependant, ils sont également bien différents dans leur approche, dans leurs moyens, jusque dans leur fabrication : Le baiser du tueur avait été tourné uniquement en décors naturels, l’Ultime Razzia principalement en studio (la préférence de Kubrick) : contrôle plus important sur toutes les composantes du plan, focalisation sur la performance des acteurs, le modèle de production de Kubrick change entre les deux films. Le baiser du tueur est l’œuvre, on l’a dit, d’un homme orchestre : à la fois scénariste, directeur photo, monteur, réalisateur, il rencontre avant L'ultime razzia James B. Harris, producteur indépendant avec qui il construit une manière plus équilibrée de s’occuper de ses films. La trajectoire des deux films sont opposées, l’une menant à l’espoir et l’autre à un sentiment profond de gâchis. Dans L’ultime razzia, le plan si bien construit par le personnage de Sterling Hayden se désagrège peu à peu de façon incontrôlable mais inéluctable, comme le personnage de Jack Torrance dans Shining ou HAL 9000 dans 2001, l’odyssée de l’espace. On peut d’ailleurs avancer qu’avec Le baiser du tueur, Kubrick veut surprendre son monde (et rejoint l’idée de son appropriation des codes d’un style cinématographique) en faisant échapper le héros à la mécanique implacable du fatum telle qu’observée si souvent dans le film noir. Si l’on y retrouve bien les affrontements physiques habituels, il esquive au moins à deux reprises sans le savoir des situations qui pourraient le mener à se perte. La première fois, alors qu’il doit rencontrer son manager devant le dancing où travaille Gloria, des saltimbanques lui piquent son écharpe et jouent avec lui. Comme sortis de nulle part, rendant la scène presque fantastique, ils symbolisent la main du destin qui écarte le boxeur d’une bagarre, que va subir son manager, les hommes de Rappalo venus pour rosser Garson le prenant pour lui. A la fin, le destin intervient favorablement une deuxième fois en faisant venir Gloria à la gare, alors que Garson était résolu pour partir, même seul. Et pareillement, la scène finale a une aura presque fantastique devant cet événement si inhabituel dans le genre. La chorégraphie d’ensemble est bien réglée, à l’image de la séquence de danse parfaitement exécutée par Ruth Sobotka -alors mariée à Kubrick.Le procédé du flash-back n’est pas le même dans les deux films : si dans Le baiser du tueur, les flash-backs sont guidés par la résurgence d’un moment dans l’esprit du personnage qui nous parle en voix-off (avec comme transition l’effet en fondu caractéristique de vagues en cascade), dans L’ultime razzia il n’en est rien : il s’agit ici juste d’un éclatement du fil temporel de la narration, qui n’est pas soumis aux souvenirs de tel ou tel personnage, mais bien au commentaire omniscient d’un observateur extérieur.
L’ultime razzia est de la classe des grands et permet surtout un casting référentiel au noir qui marque les esprits : Sterling Hayden, Elisha Cook Jr., Marie Windsor ont tous tourné dans de grands films du cycle noir. La caméra est aussi plus libre dans L'ultime Razzia, multipliant les travellings élégants (qui auront la faveur du cinéaste tout au long de sa carrière). Le baiser du tueur n’est cependant pas indigent sur la forme : pris séparément, toutes les scènes du film sont ingénieuses, et découlent d’une vraie idée de mise en scène, notamment quand le couple Gloria/Rapallo regardent le match de boxe à la télévision en montage parallèle, ou l’union dans le même plan de personnages séparés dans l’espace (Gloria/Garson dans leurs appartements en vis à vis), ou encore la variation des angles de prises de vue lors du match de boxe -de l’angle des cordes, comme pour épouser la vision du spectateur du match, à des plans caméra à l’épaule cernant au plus près le visage du boxeur Garson, au style documentaire, on a cette sensation de rapidité, de danger qui rôde ; tous ces éléments font du film une œuvre soignée et prédit l’œuvre à venir. Pour la première fois dans l’œuvre de Kubrick on voit des hommes masqués dans L’ultime Razzia, élément récurrent de sa filmographie, chez qui tout le monde avance masqué (au sens propre ou au figuré). Les masques d’Alex et ses Drougs dans Orange mécanique sont d’ailleurs les mêmes que ceux utilisés dans l’Ultime razzia, preuve s’il en est de l’unité tracée par l’ensemble de ses films.
Pareillement, on peut enfin s’arrêter sur les scènes de bal dansant, récurrentes dans le cinéma de Kubrick : Quilty jouant à danser avec la mère de Lolita, faisant le spectacle pour les autres invités, le commandant de Barry Lyndon faisant sa parade amoureuse à la cousine du héros, Shining dans lequel même les fantômes continuent à danser dans la salle de bal, ou encore Alice et le mystérieux hongrois dansant dans Eyes Wide Shut. Dans Le baiser du tueur, un des lieux stratégiques de l’action est le dancing où travaille Gloria, dans lequel elle est semoncée par son chef et amant, le bandit Rappalo. Ces scènes prises dans tous les films de Kubrick témoignent des jeux sociaux si chers au cinéaste où tout n’est que bienséance et apparences, des manifestations de l’humain qui tente d’ordonner le chaos sous-jacent ; à l’image de Kubrick et de son cinéma.
Kubrick détermine une œuvre déjà visible dès ces deux films ; il y utilise le film noir comme vecteur de sa vision du cinéma, et donc des rapports humains (forcément dysfonctionnels). -
Planète interdite en DVD
Planète interdite, chef d'œuvre SF jusque là inédit en DVD zone 2, était sorti dans une relative indifférence promotionnelle en août dernier, perdu au sein d'une nouvelle collection proposée par la FNAC. Malgré tout, les cinéphiles, attendant la parution du film de Fred McLeod Wilcox depuis des lustres, avaient provoqué la rupture de stock du produit dans la semaine suivante. Réassorti ces derniers jours, la perle rare est à nouveau disponible, uniquement à la FNAC.
Comment ce film des années 50 est devenu un classique révéré du 7ème art ? Ce qui le différencie du tout venant de la production science-fictionnelle de l'époque se trouve d’abord dans l’originalité de sa trame narrative, inspirée de La Tempête, une des dernières pièces de Shakespeare ; ou comment associer un idéal d'art littéraire avec un genre considéré comme une sous-culture, de plus à l'intérieur d’un médium (le cinéma) qui commençait à peine à avoir la reconnaissance d’une forme d’art. D'autres aspects contribuent à élever le film, décidément pas banal : un beau Scope couleur, qui contraste avec le noir et blanc plein cadre généralement utilisé pour ce type de série B ou encore les décors de studio dont l’artificialité assumée apporte une forme de poésie visuelle à l’ensemble, notamment avec ses ciels turquoises et ses paysages désertiques dans le lointain. Les effets spéciaux sont convaincants, notamment lors d'une saisissante apparition monstrueuse filmée en animation image par image ; enfin des artefacts qui permettent d'ancrer l’imaginaire du spectateur dans une autre dimension : l'intérieur d’une soucoupe volante, des objets produisant des sonorités étranges et Robby le robot, devenu une mascotte, une icône pour les enfants des foyers américains, réapparaissant périodiquement dans divers programmes familiaux.
La philosophie du film est fortement influencée par la psychanalyse, notamment via le personnage de Morbius, scientifique solitaire sur une planète désertée ayant pour seule compagnie sa fille, qu’une mission de sauvetage vient ramener sur Terre. Ses expériences sur le cerveau humain, les manifestations de l’inconscient, et des dialogues au sens ambigu finissent de faire de Planète interdite un film rare, étonnant et très étrange.
De l'autre côté de l’Atlantique, les américains bénéficient d’un coffret DVD métal somptueux, qui illustre bien la place du film au sein de la culture populaire américaine, au même rang que La vie est belle (de Capra) ou qu'un Magicien d'Oz, dont les références parsèment tout un pan de leur patrimoine culturel.