Un fim de Alfred Hitchcock
Les oiseaux reste aujourd'hui l'un des films les plus emblématiques de la carrière prolifique de celui qu'on appelle le "Maître du suspense". Logique, en ce sens qu'il condense à merveille ce qui fait le style Hitchcock. Combinant une love-story bien amenée, des séquences de suspense et de violence, des effets spéciaux étonnants, réunis autour d'une idée à la simplicité terrifiante -du jour au lendemain, des oiseaux attaquent mortellement des êtres humains-, le film fait preuve encore aujourd'hui d'une puissance assez peu commune pour nous convaincre de son postulat invraisemblable.
La chaîne TCM a récemment diffusé Les oiseaux dans son format original 1.85 : 1, c'est-à-dire en écran large, laissant loin dernière nous l'image assez catastrophique du premier DVD Universal sorti recadré en 4/3. Si la bévue a été réparée depuis par une ressortie, c'est un soulagement de voir que certaines chaînes sont plus respectueuses que d'autres du format original des films qu'elles programment ; il y a quelques mois, c'était Arte qui diffusait enfin Marnie au format large, alors que d'autres (M6, TF1, ...) n'hésitent pas à recadrer pour une sotte idée de convenance technique (comprenez, il faut que l'image remplisse mon écran 16/9, ...). L'on découvre alors, comme dans les meilleurs Hitchcock, des cadrages cohérents et harmonieux (fini, les voitures coupées en deux par le pan & scan sauvage), qui laissent s'étendre les paysages de campagne de Bodega Bay, près de San Francisco (où Hitchcock avait tourné quelques années auparavant l'inoubliable Sueurs Froides (Vertigo, 1958). Une atmosphère de prime abord plutôt paisible, qui va rapidement tourner au cauchemar... Du roman de Rebecca DuMaurier, il ne reste pas grand chose, sinon l'idée de base : son développement est à mettre au crédit d'Evan Hunter, alias Ed McBain (de son véritable nom Salvatore Lambino), un des roi du roman noir.
Love Story. A l'instar d'autres films d'Hitchcock, le film tient comme argument de sa première partie une histoire d'amour, débutée par une sorte de coup de foudre comme il les aime. Rappelons-nous des Enchaînés, avec le couple Cary Grant - Ingrid Bergman, ou encore Sueurs Froides avec Scotty et Madeleine ; à chaque fois, un échange de regards fait tout comprendre de la fascination immédiate qu'éprouvent les personnages. Les yeux brillants lors des gros plans, les envolées de violons de Bernard Herrmann, les couleurs intenses (un rouge puissant lors de la scène du restaurant dans Sueurs Froides) ou le flou artistique (le visage aux contours doucereux de Ingrid Bergman) font montre de cet état. Dans Les oiseaux, la technique employée est différente, mais pour un résultat identique. Alors que Melanie Daniels (Tippi Hedren) et Mitch Brenner (Rod Taylor) se rencontrent dans une animalerie, ce dernier prend la jeune femme pour une employée du magasin. Contre toute attente, elle se prend au jeu et veut voir jusqu'où cela va la conduire. Les dialogues de cette séquence ne laissent pas douter de l'attirance que chacun éprouve pour l'autre ; un jeu de la séduction dans sa plus pure expression, qui va se poursuivre le lendemain. Melanie fait alors plusieurs heures de voiture et une traversée en barque pour donner à Mitch un couple d'inséparables ("love birds"). Le jeu consiste à rentrer dans la maison de Brenner sans se faire repérer, d'y déposer les oiseaux et de guetter, bien sûr, la réaction. Le côté objectivement disproportionné des efforts consenties par Melanie, pour avoir le spectacle de la surprise de Brenner est un acte dont le plaisir enfantin donne une légèreté ludique à ce début de film, qui sera alors vigoureusement contrasté par les premières attaques d'oiseaux. De plus, l'importance donnée à ces fameux "love birds" est intéressante par le contraste qu'ils opposent aux oiseaux qu'on verra par la suite, qui sont plutôt des "war birds". Les inséparables illustrent plus largement la façon dont se comportent en général les oiseaux, en cela qu'il ne sont bellicistes, comme l'ornithologiste le dira à Melanie ; selon elle, c'est elle (et, plus largement, l'homme) qui apporte le malheur sur lui-même, non les oiseaux.

Illustration de Lorelay Bove
La love-story (et son triangle amoureux débutant, avec Annie Hayworth, ex-petite amie de Brenner qui veut rester près de lui) n'aura pas le temps de s'épanouir bien longtemps, et c'est dans cet axe narratif contrarié que va s'épanouir d'autant plus le caractère agressif des Oiseaux. Ces attaques, d'autant plus, ne répondent à aucune sorte de cause expliquée, rendant les actions plus menaçantes et inattendues. On retrouve le changement abrupt de fil narratif de Psychose, où une affaire d'argent volé se transforme en film d'horreur. Ici, l'histoire d'amour va continuer, mais construite sur les ruines psychologiques et physique d'une ville et de personnages complètement chamboulés.
Suspense et violence. Une des réussites du film est assurément bien gérer le timing des attaques. Après un premier accident bénin mais déjà baigné d'étrangeté -une mouette atteint Melanie à la tête, la faisant saigner-, les oiseaux attaquent tous les endroits de la petite bourgade : les rues, l'école, des maisons individuelles). Invariablement, l'on a droit au calme avant la tempête, soit quelques instants d'action suspendue où pas un bruit ne s'échappe, et les acteurs sont immobiles, dans l'attente angoissée d'un déchaînement des éléments. Pas de musique, comme dans le film entier d'ailleurs, les sons stridents du violon de Psychose laissant ici la place au piaillements, aux battements d'ailes et autres sons inquiétants (les croassements ressemblent par moments à des miaulements accélérés). Cette mécanique du suspense fonctionne à plein régime lors des déchaînements aviaires : d'un coup, l'espace sonore et pictural sont envahis : combinant à l'image oiseaux réels, mécaniques et les transparences chères au réalisateur, on y croit. Une véritable gageure est réussit ici, tant les oiseaux ne sont pas parmi les créatures les plus terrifiantes sur terre. A chaque coin du cadre, une armée de volatiles s'emparent de l'espace, giflant, piquant, mordant, tirant tout ce qui se trouve sur leur passage, cheveux et vêtements d'enfants y compris. L'impression de violence est donc tout autant construit sur l'immersion soudaine et tonitruante dans le cadre d'éléments étrangers, que dans la cruauté sans distinction qui s'opère. Ajoutons à cela un montage toujours aussi serré et rapide lors des séquences-choc (la découverte du fermier tué par les oiseaux, les yeux arrachés), très efficace. La critique ne s'y est pas trompé : de toutes les dimensions du film, c'est l'aspect horrifique, terrifiant, de ces attaques volantes qui restent en mémoire, à la faveur de séquences tétanisantes. L'arrivée des corbeaux sur le terrain de jeu de l'école tandis que Melanie grille lentement sa cigarette, relève d'une des plus belles scènes de suspense de toute la carrière d'Hitchcock, si ce n'est la plus belle. Préparée sur le même schéma de celle de La mort aux trousses où Cary Grant attend son contact au beau milieu de nulle et d'où surgit un avion vengeur, elle fait preuve d'un découpage et d'un sens visuel parfait. La caméra, épousant le regard de Melanie qui suit un corbeau, qui vient se poser au "point de rassemblement" surpeuplé, est extraordinaire : on y croit.

Effets spéciaux. Si Les oiseaux est une date dans l'histoire du cinéma, c'est aussi pour l'usage d'effets spéciaux marquants, tels les oiseaux mécaniques utilisés en compléments d'autres techniques plus... rudimentaires. Les transparences, notamment, sont légion. Elles ont été popularisés par les scènes de conduite en voiture, des images projetées en arrière-plan du cadre simulant le paysage défilant. Effet spécial tout à fait "visible", il fait partie du charme certain attribué à ces trucages dont le spectateur n'est pas dupe : cet aspect rendant visible la technique du cinéma, le spectateur y pénètre comme invité habitué, reconnaissant avec joie la transparence, non plus comme un "truc", mais comme une des composantes stylistiques du cinéma.
A maints égards Les oiseaux mérite son statut de classique : tout à la fois élégant, violent, perturbant (quelle fin...), il est sans conteste un des films les plus réussis d'Hitchcock, conservant sa force d'évocation et son impact psychologique intact. Son impact au fil des années est aussi du à la forte publicité créée autour du film à l'époque, de nombreuses photos ayant été publiés, qui sont aujourd'hui souvent choisies pour les couvertures d'ouvrages sur Hitchcock : on pense notamment à celles où Hitchcock et Tippi Hedren sont de profil, accompagnés d'un corbeau. Exacerbée depuis Psychose, la publicité fera beaucoup pour le statut culte du réalisateue, finalement aussi bon entertainer que publiciste.

Disponibilité vidéo : DVD zone 2 et Blu-ray zone B - éditeur : Universal Pictures