
A l'origine, les babouins devaient figurer la quatrième race de singes, qui aurait constitué les singes les plus opprimés ; cette idée fut néanmoins abandonnée, peut-être pour rendre la parabole moins transparente qu'elle ne l'aurait été. Cela paraît plutôt logique, tant cette "quatrième race" peut être entendue comme celle des humains, réduits à l'état... d'animaux.
La hiérarchie n'est pour autant pas figée, et l'on pressent que les gorilles vont faire parler leur instinct guerrier lorsque la véritable nature de Taylor sera révélée. Pareillement, Zira, à l'aune des résultats de ses travaux, ne peut que contester la croyance en laquelle l'homme n'a aucune intelligence : l'arrivée de Taylor est une aubaine scientifique qu'elle ne laissera pas passer. Il va sans dire que Zira est avant tout fasciné par cet humain, auquel elle trouve de beaux yeux. Cornelius, de son côté, est bien plus prudent, et tend à minorer les faits révolutionnaires induits par l'arrivée de l'étranger (la fabrication de l'avion en papier, son langage instruit). Cette dynamique aura tendance à s'équilibrer lors de la fameuse scène du procès, au cours duquel Cornélius fait part de son expédition dans la Zone Interdite.

La scène du procès stigmatise la suppression de la liberté de parole et de mouvement, les tensions entre science et religion, entre croyance et faits, les mensonges officiels cachant la vérité au plus grand nombre (voir le drôle de plan singeant la repésentation des trois singes de la sagesse). Cette scène trouve un écho évident dans la croisade du sénateur McCarthy, dont Michael Wilson, le scénariste, a fait les frais, tout comme l'actrice Kim Hunter.
Un travail visuel de premier ordre épaule cette allégorie : la ville des singes est inspirée des cités troglodytiques de Turquie, dessinant un époque moyen-âgeuse, raccord avec les costumes et les armes, les matériaux utilisés. Cette époque, voulue par les producteurs (une ville futuriste comme dans le roman aurait été bien trop coûteuse), ajoute à la puissance du film par son décalage. Décalage d'avec le monde réel, avec celui qu'a quitté Taylor, et enfin brouillage du genre de l'anticipation, qui veut qu'un voyage dans le futur (nous sommes en 3978) soit accompagné d'un monde au décor ad hoc.

Les maquillages prodigieux de John Chambers (ancien prothésiste dans l'armée) participent grandement de l'ancrage du film dans les consciences. Simples et ciné-géniques en diable, elles laissent voir l'identité des acteurs sous le masque (aspect qu'a peaufiner Rick Baker jusqu'à la perfection dans La planète des singes de Tim Burton, la seule chose valable là-dedans d'ailleurs). Chambers, qui gagna un oscar d'honneur pour son travail, aura fait dans le même temps progresser la reconnaissance de ce type d'effet spécial, depuis lors récompensé dans une catégorie à part entière chaque année pour la cérémonie des Oscar. Et ce n'est qu'un des nombreux apport de ce séminal film de SF...
Le lent cheminement qui accompagne le spectateur dans sa découverte a pour modèle le King Kong de 1933. Le producteur, Jacobs, voudrait accélérer les choses, mais se range finalement à l'avis de Schaffner, pour qui cette première étape fait partie d'un tout indissociable jusqu'à la vision du premier singe : une régression progressive des hommes. Ceux-ci, minuscules êtres face au gigantisme de la nature (roches, étendues désertiques) et à ses pouvoirs (orage tonitruant, chutes de pierres), sont loin de l'image du pionnier que l'on a entrevu dans la scène pré-générique.
10 Août 1967. Après trois mois de tournage, une dernière scène est tournée pour le prochain film de la 20th Century Fox, La planète des singes, adapté du roman à succès de Pierre Boulle. Il s'agit du prologue du film. Charlton Heston interprète Taylor, le commandant d'une expédition spatiale. Il aura son mot à dire sur beaucoup d'aspects du film, notamment sur le choix du réalisateur Franklin J. Schaffner, qu'il conseille en remplacement de J. Lee Thompson, initialement prévu ; bonne idée. Lors du tournage de la dernière scène, où Taylor ajuste les paramètres de navigation du vaisseau et enregistre un dernier message ("[…] Une question cependant : est-ce que l'homme, cette merveille de l'univers, ce paradoxe plein de gloire qui m'envoie parmi les étoiles, fait toujours la guerre à son frère ? Affame les enfants de son voisin ?"), il se rend dans son caisson d'isolation et ne doit être tiré de son sommeil que bien plus tard. Alors que l'équipage se réveille enfin, leur barbe a poussé, témoin de l'écoulement du temps. Une autre idée de Charlton Heston, rapidement adoptée. Sauf que... leurs cheveux n'ont pas poussés ! Une petite incohérence qui ne viendra pas gâcher la magnifique aberration darwinienne qu'incarne La planète des singes : un voyage aux confins de l'espace dans lequel on ne parle malgré tout que de l'humain...



