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états-unis - Page 31

  • Un film, une séquence (2/2) : Brainstorm (1983)

    Suite de la chronique commencée ici

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    Au détour d'un mouvement on ne peut plus anodin, Lillian voulant se saisir de sa cigarette laissée fumante sur un cendrier, elle se se brûle le bras sur un des nombreux appareils qui envahit le cadre et fait transparaître son premier signe de douleur véritable. Cet enchaînement, signifié par des plans très brefs visualisant le choc (la brûlure au bras, le sursaut de Lillian, la radio qui tombe en morceaux),  questionnant le spectateur sur la nature même de la blessure, amène une ambiguité car ce signe de souffrance n'a pas de lien direct avec le premier "avertissement", mais contribue à la gradation des sensations de malaise ressenties par Lillian. A partir du moment où la radio tombe, toute musique s'arrête, et Lillian paraît surtout en colère pour sa maladresse, laissant retentir un "Damned!" de mécontentement. A cet instant précis, la prime douleur au cœur semble s'effacer devant la douleur plus forte de la brûlure, et la colère. Mais, au détour d'un plan encore une fois relativement banal (Lillian voulant ramasser la radio), la première douleur revient, lui irradiant le bras. L'absence de musique joue également un rôle dans cet enchaînement rapide et étrange, la menace surgissant sans avoir été annoncée, graphiquement ou musicalement, mais juste par la soudaine succession de plans brefs. 

    Avec le masque de douleur de Lillian se réveille la musique de James Horner soulignant le danger. L'air en sourdine, plutôt heureux, de l'opéra, fait ainsi place aux accents tragiques d'un ostinato, forme rythmique inlassablement répétée dans une musique d'orchestre puissante, assommant virtuellement Lillian. La musique est ici la transcription musicale de la douleur, frappant fort et par à-coups. Puis, la musique se replie au second plan, laissant Lillian, crispée et tremblante, étouffer un terrible cri de douleur. Elle comprend que c'est la fin, mais veut tout de même se battre, en même temps qu'elle saisit l'inéluctable vérité. Ces instants sont tragiques, le personnage agonisant seul, sans autres témoins que des écrans luminescents, inertes et silencieux.

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    Solitude qu'elle essaye, malgré tout, de combattre, en appelant Michael (Christopher Walken) au téléphone. Puis, se laissant gagner par l'évidence de ses sensations, elle lâche le téléphone dans un sanglot, terrifiée et souffrante. Dans ce même plan fixe, elle, si immobile, va agir. Sa dernière action, cœur d'impulsion du reste du film. Évitant, comme dans tout le film, toute facilité explicative (on ne nous dira jamais vraiment de que fait la machine, ni encore quelles applications militaires vont en être dérivées), Trumbull perd un peu spectateur, mais la fascination prime alors. Fasciné par cette séquence où la musique dirige la narration, et par la performance juste incroyable de Louise Fletcher, dont on croit toutes les souffrances, et la mort prochaine.

    Pour appuyer cette poussée énergétique, les quatre notes mineures assénées par l'orchestre reviennent. Lillian poussent les ordinateurs, se défait de la posture dont elle était prisonnière, pour choisir son dernier lieu. Une sonorité plus physique, incarnée par les trompettes qui martellent l'ostinato, se font entendre, comme matérialisant la force dont doit faire preuve Lillian. On revient, enfin, à un travelling, un cadrage en mouvement, s'opposant aux plans fixes précédents, qui montrent Lillian quitter sa chaise, descendre les quelques marches qui la séparent de l'espace d'enregistrement. Elle arrive à redevenir maître d'elle même, temporairement libérée des spasmes de l'arrêt cardiaque ; elle se serre la poitrine, la caméra pivotant pour dévoiler un nouveau siège, celui de l'expérience. Car on l'a compris depuis quelques secondes, elle décide de dédier ces derniers instants à sa technologie pour laisser un héritage, un témoignage, unique : les sensations de ses derniers instants, et de son départ. Avant cela, elle met toute la machinerie en route, toujours accompagnée par les ténébreuses notes de James Horner, auxquelles s'ajoutent une ligne mélodique inédite, comme un murmure de violons alternant deux notes lancinantes, comme prêtes à s'éteindre. 

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    Dans un plan fixe, cadrée de face, Lillian va alors sombrer, et le fond sonore qui l'accompagne n'est plus la symphonie tonitruante et répétitive de l'orchestre, mais le bruit mécanique et et tout aussi cyclique, des bobines qui enregistrent et des signaux d'ordinateurs qui crépitent. Un très gros plan de la cigarette de Lillian, qui s'est consumée entièrement et tombe, confirme la mort. Mais, pour autant, un panoramique vertical va montrer que tout n'est pas terminé.

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    Alors que le silence et l'immobilité sont les témoins habituels manifestes du décès, les machines qui ont accompagné Lillian continuent à produire un spectacle son et lumières signifiant : si elles continuent à enregistrer, c'est bien que quelque chose se passe ! Pour accompagner le mouvement (tableaux clignotants, écrans animés, cliquetis ininterrompu de la bande), l'enchaînement des plans se fait plus rapide. Et la musique de souligner à son tour se qui se produit, l'orchestre laissant sa place à des choeurs d'enfants d'inspiration ouvertement mystique. Cette vision très judéo-chrétienne de la mort (ou du chemin vers...) passe sûrement moins bien aujourd'hui, trop 1er degré. Il n'empêche, chaque élément a une véritable raison d'être dans la séquence, y compris dans ses toutes dernières secondes. Et quand, enfin, la bande elle s'arrête, Lillian va se retrouver nimbée de lumière blanche... mais c'est juste Michael qui ouvre la porte, faisant pénétrer la luminosité du dehors, pour découvrir le corps sans vie de sa partenaire. 

    Alors, tant pis si la vision finale de ce mystérieux enregistrement du voyage entre la vie et la mort décevra par son classicisme : ces seules cinq minutes terrassantes resteront dans les mémoires.

    A lire : la critique de DevilDead et la très belle chronique du score de James Horner chez Underscores.

  • Un film, une séquence (1/2) : Brainstorm (1983)

    Le dernier voyage de Lillian

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    Brainstorm est le deuxième et dernier film de cinéma de Douglas Trumbull, légende vivante des effets spéciaux, ses travaux précurseurs sur 2001, l'odyssée de l'espace (1968) ayant été récompensés. A l'heure de Brainstorm, il a derrière lui l'expérience de Silent Running, film de SF écolo qu'il a réalisé, avec Bruce Dern dans le rôle principal. Peu de succès au rendez-vous, hélas, pour un film au scénario pourtant abouti et aux effets spéciaux convaincants.

    Brainstorm est centré sur l'idée d'un dispositif permettant d'enregistrer les sensations perçues par tous les sens d'un individu, et de les restituer à un autre grâce à un casque, comme si ce dernier vivait la séquence à la première personne ; ces scènes donnant lieu à des vues en caméra subjective (représentant une poignée de minutes sur la durée du film), dans un format large, alors que le reste du film reste coincé dans un format plus carré. Ceux qui n'ont pas vu le film auront peut-être un air de déjà vu, James Cameron s'étant grandement inspiré de Brainstorm pour le scénario de Strange Days (1995) que réalisa sa compagne d'alors, Cathryn Bigelow. Une séquence a tout particulièrement attiré mon attention, celle de la mort de Lillian, personnage joué par Louise Fletcher (l'exécrable infirmière Ratched dans Vol au dessus d'un nid de coucou, de Milos Forman), événement qui trouve tout son sens par rapport à l'appareil central du film. Séquence à la fois intimiste et opératique, sombre et lumineuse.

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    Au bout de 50 minutes de film, qui nous montrent entre autres la relation entre Michael le scientifique (Christopher Walken), son ex-femme avec qui des liens renaissent (Natalie Wood, dans son dernier rôle avant de disparaître tragiquement) et son actuelle compagne aussi scientifique (Louise Fletcher), on retrouve cette dernière, seule dans le laboratoire, grande pièce truffée d'appareillages en tous genres. La séquence dure 4 minutes 30 secondes pour 25 plans, et est majoritairement composé de plans assez longs, entrecoupés d'autres très courts accélérant soudain le rythme. La colonne vertébrale de la séquence est la somptueuse musique composée par James Horner, mêlant symphonie tragique et choeur d'enfants mystique, qui transmet à cette suite de plans une force tonitruante et ravageuse.

    Un travelling latéral nous présente donc Lillian seule au milieu de ce grand laboratoire, s'affairant dans un temps qu'on ne saurait définir (jour ? nuit ?), l'espace étant en grande partie dans la pénombre. On entend en sourdine la voix d'une femme chantant un air d'opéra. Lillian travaille, dans la solitude du scientifique, à l'écart du monde extérieur.

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    Dès le second plan, alors que cette petite musique, au ton lent, continue de soutenir la concentration du personnage, cette dernière s'offre un instant de détente, puis éprouve une légère douleur à la poitrine. De manière très calme, sans douleurs apparentes, elle prend un de ses cachets ; rien de grave, vraiment. Elle est assise, cernée par les différents appareils, écrans, bande d'enregistrement, claviers, qui l'emprisonnent, la découpent dans l'espace. La menace est invisible, n'apparait pas flagrante, tel un couperet à l'image, mais est bien présente. Le plan va à l'encontre d'une scène choc, cadrant fixement une personne tout aussi immobile. La cantatrice fait toujours résonner sa voix puissante, pour ce qui se révèlera être une source de sons diégétique, présente au sein même de l'action, puisqu'un plan quelques secondes plus tard viendra cadrer une radio, que fait accidentellement tomber Lillian. Événement qui va donner un coup d'accélérateur à la séquence... La suite

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    Sources images : dvd Warner Bros.

  • Le drôle de Noël de Scrooge (2009)

    Un film de Robert Zemeckis

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    Quoi de plus a propos, par un jour de neige et à 8 jours de noël, qu'un... film de noël, réalisé par un réalisateur qu'on adore tous (rien que pour Retour vers le futur et Qui veut la peau de Roger Rabbit, déjà) ?

    Le Disney de Noël 2009 était donc aussi un Robert Zemeckis, le réalisateur poursuivant là ses expérimentations numériques, après un Pôle Express vite oublié et un Beowulf bien plus satisfaisant (because Neil Gaiman ? la question reste posée).

    Reprenant à son compte la trame ultra-classique (pour ne pas dire vue et revue) du Conte de Noël de Charles Dickens, Zemeckis aligne, il est vrai, un casting impressionnant : Jim Carrey, Gary Oldman, Colin Firth, Robin Wright-Penn (déjà vue dans Beowulf), et améliore le rendu esthétique des images de synthèses. La capture de mouvement, permettant aux acteurs de jouer le film, affublés d'une myriade de capteurs, laisse bien transparaître leur jeu à travers leur masques numérique. La gestuelle notamment, est rendue avec plus de naturel, les décors, conçus sur 360 degrés, permettent des circonvolutions de la caméra pour un impressionnat tour de montagne russes. Les visages, par contre, manquent encore  de flexibilité, et arbore des couleurs pot de peinture qui cassent l'impression de réalisme. Les yeux, pareillement, restent vides, là où un Gollum, tout numérique qu'il était, restait crédible dans la transmission de ses émotions.

    Zemeckis est intéressant dans son approche paradoxale de l'animation, rassemblant deux pertis-pris extrêmes : un grand souci de réalisme (expression du visage, décors, costumes, ...) emballé par la plus fantaisiste des caméras, virevoltant dans des travellings impossibles, cadrant des personnages fantastiques (le fantôme de Marley, au beau vert luminescent). Et, en accomplissant ce grand écart, il ne réussit malheureusement pas dans l'un comme dans l'autre. La seule innovation marquante est la 3D, qui semble la raison d'être du film, autrement bien mollasson. Les séquences de vol, avec un jeu constant entre l'avant-plan et l'arrière-plan et une caméra qui décadre pour un bel effet de réalisme 3D, cette fois, sont très impressionnantes.

    Le début du film, montrant un irascible Scrooge, n'hésite tout de même pas à aller loin dans les ténèbres, voire l'horreur, un vrai bon point. Mais une fois Scrooge parti avec les trois fantômes (du passé, du présent et du futur), la soupe devient plus épaisse, et plus... mieilleuse, évidemment. Scrooge se retrouve très (trop) rapidement comme un agneau sorti de la bergerie à la vision de son passé. Les séquences narratives passent trop vite, la priorité allant à l'éblouissement 3D. De fait, le film ne raconte pas grand chose, et se borne à caractériser de loin ses personnages. De plus, certains d'entre eux donnent envie de se pendre, tel le fantôme du présent, dont les paroles se résument à un interminable éclat de rire. 

    Même ceux qui idolâtrent la période magique de noël resteront sur leur faim ; le manque de fil conducteur et d'intrigue auront usé leur curiosité. En tant qu'attraction 3D au Futuroscope au à Disneyland (raccourci d'une bonne heure), ça peut le faire...

  • La Forteresse noire (1983)

    Un film de Michael Mann

    5241807639_4659a14066_m.jpgUn autre monde ; une réalité alternative, à l'atmosphère étouffée par une brume omniprésente, d'où surgissent les parois irrégulières et menaçantes d'une forteresse, lieu quasi-unique de l'action. C'est la proposition audacieuse - le mot est faible - que nous fait Michael Mann, qui commence comme un film sur la guerre (en 1943, les nazis investissent un mystérieux domaine fortifié), se déroule comme un film fantastique et finit en tragédie aux résonances mythologiques, allégorie sur la lutte éternelle entre le bien et le mal. Ne sachant rien du film avant sa vision (si ce n'est son aura de film maudit, écourté de moitié par le studio, et invisible en DVD), ce dernier m'a retourné, estomaqué, captivé, du premier au dernier instant. La surprise y est pour beaucoup, mais pas que.

    La forteresse en elle-même est ahurissante, avalant la lumière du cadre, plongeant dans une pénombre d'ébène les protagonistes, les étouffant, les anéantissant. Le film aurait pu se dérouler au moyen-êge ou dans l'Antiquité, peu de choses en seraient sorties modifiée, tellement peu d'éléments de décors extérieurs entrant dans le cadre (l'hôtel où séjourne Eva). La place de la forteresse dans la construction cinématographique du film me rappelle celle du MacBeth de Welles, hantant les grottes antédiluviennes de son château. Hautement symbolique et aux propriétés étonnantes, la forteresse, qui donne son nom au titre en franças comme en version originale (The Keep), est bosselée sur le dehors, laissant voir des points d'appui, et entièrement lisse sur le dedans... Elle protège donc, contrairement à l'usage commun, l'extérieur contre une menace enfermée à l'intérieur. Avides de richesses, des militaires nazis entreprennent de voler une croix d'argent, mais libèrent par la même occasion une puissance maléfique sur les environs. Rien que pour la forteresse, le film vaut le coup d'oeil. Mais c'est sans compter le look de la fameuse puissance maléfique, dessinée par Enki Bilal et très influencé par le groupe formé dans Métal Hurlant : on retrouve dans l'allure de l'entité les yeux rouges typiques des dessins de Druillet, qui passe assez bien à l'écran. Sa première apparition, enveloppé de volutes de fumée, est saisissante.

    Le film n'a, malheureusement, pas que des côtés positifs : sa musique ne joue pas en sa faveur (c'est Tangerine Dreams aux claviers, pour une sauce "synthétiseurs tous azimuts" très en vogue à l'époque, remember Moroder ou Vangelis) ; les coupes dans la narration sont parfois cruellement visibles, comme la progression (quelle progression ?) de la romance entre Eva et Glaeken. La tenue visuelle du film, bien que soignée, renvoie à une esthétique tenant plus du clip tape-à-l'oeil, couleurs fluos et machines à fumée à tous les étages, qu'à d'autres choses plus cinématographiques. Mais c'était les années 80, et Mann a montré qu'avec une esthétique eighties et  de la maîtrise, il a pu façonner un très bon Sixième Sens.

    Grâce à une utilisation intelligente de son concept et de la toile de fond, le film fonctionne comme un conte, revendiquant à plein tube une certaine artificialité pour toucher à la nature des mythes, à une abstraction nécessaire imposée par le décor. Nous faire entrer dans un autre monde, un monde qui connaît, comme l'humanité a connu, des croque-mitaines de cauchemar bien réels. Note pour plus tard (mais pas trop quand même) : lire le roman à l'origine du film, Le dongeon, de Francis Paul Wilson.

  • The Dark Knight (2008)

    Un film de Christopher Nolan

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    "Soit on meurt en héros, soit l'on vit assez longtemps pour s'avilir"

    A la fin de Batman Begins, le spectateur quittait un Gotham City sans dessus-dessous : l'asile d'Arkham, ouvert aux quatre vents, laissait en liberté les plus dangereux criminels, mauvais augure d'un chaos à venir, et le manoir Wayne complètement détruit. Pour l'un, Bruce Wayne se promet de le reconstruire "brique par brique", et pour les autres, un génie du crime s'élevait déjà plus haut que tous, signant ses méfaits d'une mystérieuse carte Joker... La suite aurait d'ores et déjà fort à faire pour poursuivre sur la voie tracée par ce reboot, nécessaire et fondamentalement réussi.

    Avec le début de The Dark Knight, la nouvelle saga semble plonger encore plus dans les ténèbres : aux teintes orangées de la précédente séquence-titre, s'oppose désormais un voile bleuté masquant une explosion gigantesque, sur laquelle se superpose un emblème fissuré à peine discernable. Alors que le film n'est pas encore commencé, la guerre fait déjà rage contre ce justicier masqué traité de vigilante. Comme d'autres avant lui, The Dark Knight va explorer les thèmes de la dualité sur plusieurs niveaux. La face publique du personnage principal, le play-boy Bruce Wayne, est mis à mal (on le voit endormi à une réunion, tantôt arrivant au bras de deux top-models, ou encore sirotant un cocktail sur un voilier) ; son nouveau repaire, toujours au sous-sol, mais d'une zone industrielle désafectée cette fois, est désormais nimbé d'une lumière presque aveuglante, contrastant avec les profondes ténèbres qui noyaient la Batcave.

    Bruce Wayne, évidemment, est deux. Mais ce n'est pas tout : Harvey Dent, procureur qui a le vent en poupe (et sort, de plus, avec l'amour de Bruce Wayne, Rachel Dawes), est aussi sous le signe de la dualité paradoxale ; il vit sa part de lumière dans l'exercice de ses fonctions, les médias le surnommant d'ailleurs The White Knight, le chevalier blanc de Gotham. Ce n'est qu'en regard de cette appelation que Wayne recevra le nom de Dark Knight, se battant dans l'ombre avec des méthodes expéditives, tandis que Dent est exposé au grand jour et utilise les méthodes légales pour coffrer les gansters (la trouvaille de la loi Rico lui permet de mettre au trou plus de 200 criminels d'un coup). Dent et Wayne sont de plus tour à tour adversaires et un : Dent ne fait-il pas semblant d'être Batman ? Puis, Dent vivra aussi sa part d'ombre, la moitié du visage défiguré, jouant le sort de ses victimes à pile ou face. L'aspect intéressant de cette dualité réside dans le fait qu'elle apparaît même au sein de la face lumineuse des personnages (le surnom de Dent est aussi Double-face, par rapport à son comportement colérique, bien avant qu'il ne devienne un monstre ; à l'aise dans son monde, Dent est terrifié lors du dîner de soutien organisé en son honneur ; Rachel Dawes est mise au pied du mur et doit faire un choix entre Wayne et Dent). Nolan fait tout pour complexifier sa narration, et tricote une intrigue à la hauteur. Mention spéciale à l'arrestation musclée de Lau au Japon, très complexe et pourtant lisible.

    Comme d'autres films de super-héros avant lui, The Dark Knight reprend plusieurs moments-clés à son compte : le choix impossible (la séquence du bateau, l'un rempli de gens "normaux", l'autre de prisonniers), la manipulation psychologique du méchant -le Joker essayant de convaincre Batman qu'il est comme lui, une bête de foire (freak), dont les autorités veulent se débarasser au plus vite- ; on pense dans les deux cas au premier Spider-Man et au Bouffon Vert, dont la dynamique est pareillement gérée. Plus encore, ici, le Joker lance à Batman "Tu me complètes", tirade qui va loin dans les implications des rôles de chacun dans la vie des autres ; les deux personnages se font renvoi perpétuellement, leur seule différence étant finalement, le camp qu'ils défendent. Les alias se démultiplient (voir la séquence des Batmen) pour jeter, effectivement, un grand chaos sur le monde de Gotham.

    Possédant plus de points communs que d'antagonismes, Batman / Bruce Wayne, Harvez Dent / Double Face et le Joker font un trio percutant, dynamitant les règles. Le Joker occupe cependant une place centrale dans ces rapports, de même de Rachel Dawes (évacuée un peu rapidemment) entre Wayne et Dent, et vampirise le récit par une présence et une folie qui n'a pas de but, sinon semer la discorde et le chaos partout ; la destruction totale de tout lien. C'est assurément avec l'interpétation du Joker que Heath Ledger réussit ce retournement, de faire de ce Dark Knight non plus un film sur Batman... mais sur le Joker. Car, tout comme Batman mais peut-être encore plus, le Joker n'est pas un personnage à proprement parler, mais bien un concept, une idée d'anarchie balancée dans l'atmosphère comme un virus, qui n'a rien à perdre. D'où la profonde noirceur malsaine du film dans son entier, où tous les moyens sont bons pour faire triompher sa suprématie. Complexe, Dark Knight est un film noir comme l'ébène, fascinant jeu de pouvoir, de politique, dont l'arène est une cour des miracles complètement démente. Radicalisant encore le propos du premier film et se clôturant par une ultime retournement de situation, The Dark Knight est tétanisant. La suite ? Un Dark Knight Rises qui s'annonce infernal...