Un film de Michael Mann
Un autre monde ; une réalité alternative, à l'atmosphère étouffée par une brume omniprésente, d'où surgissent les parois irrégulières et menaçantes d'une forteresse, lieu quasi-unique de l'action. C'est la proposition audacieuse - le mot est faible - que nous fait Michael Mann, qui commence comme un film sur la guerre (en 1943, les nazis investissent un mystérieux domaine fortifié), se déroule comme un film fantastique et finit en tragédie aux résonances mythologiques, allégorie sur la lutte éternelle entre le bien et le mal. Ne sachant rien du film avant sa vision (si ce n'est son aura de film maudit, écourté de moitié par le studio, et invisible en DVD), ce dernier m'a retourné, estomaqué, captivé, du premier au dernier instant. La surprise y est pour beaucoup, mais pas que.
La forteresse en elle-même est ahurissante, avalant la lumière du cadre, plongeant dans une pénombre d'ébène les protagonistes, les étouffant, les anéantissant. Le film aurait pu se dérouler au moyen-êge ou dans l'Antiquité, peu de choses en seraient sorties modifiée, tellement peu d'éléments de décors extérieurs entrant dans le cadre (l'hôtel où séjourne Eva). La place de la forteresse dans la construction cinématographique du film me rappelle celle du MacBeth de Welles, hantant les grottes antédiluviennes de son château. Hautement symbolique et aux propriétés étonnantes, la forteresse, qui donne son nom au titre en franças comme en version originale (The Keep), est bosselée sur le dehors, laissant voir des points d'appui, et entièrement lisse sur le dedans... Elle protège donc, contrairement à l'usage commun, l'extérieur contre une menace enfermée à l'intérieur. Avides de richesses, des militaires nazis entreprennent de voler une croix d'argent, mais libèrent par la même occasion une puissance maléfique sur les environs. Rien que pour la forteresse, le film vaut le coup d'oeil. Mais c'est sans compter le look de la fameuse puissance maléfique, dessinée par Enki Bilal et très influencé par le groupe formé dans Métal Hurlant : on retrouve dans l'allure de l'entité les yeux rouges typiques des dessins de Druillet, qui passe assez bien à l'écran. Sa première apparition, enveloppé de volutes de fumée, est saisissante.
Le film n'a, malheureusement, pas que des côtés positifs : sa musique ne joue pas en sa faveur (c'est Tangerine Dreams aux claviers, pour une sauce "synthétiseurs tous azimuts" très en vogue à l'époque, remember Moroder ou Vangelis) ; les coupes dans la narration sont parfois cruellement visibles, comme la progression (quelle progression ?) de la romance entre Eva et Glaeken. La tenue visuelle du film, bien que soignée, renvoie à une esthétique tenant plus du clip tape-à-l'oeil, couleurs fluos et machines à fumée à tous les étages, qu'à d'autres choses plus cinématographiques. Mais c'était les années 80, et Mann a montré qu'avec une esthétique eighties et de la maîtrise, il a pu façonner un très bon Sixième Sens.
Grâce à une utilisation intelligente de son concept et de la toile de fond, le film fonctionne comme un conte, revendiquant à plein tube une certaine artificialité pour toucher à la nature des mythes, à une abstraction nécessaire imposée par le décor. Nous faire entrer dans un autre monde, un monde qui connaît, comme l'humanité a connu, des croque-mitaines de cauchemar bien réels. Note pour plus tard (mais pas trop quand même) : lire le roman à l'origine du film, Le dongeon, de Francis Paul Wilson.
Commentaires
Film à l'opacité démoniaque, sa découverte est pour beaucoup d'entre nous un véritable choc en effet. Le Prince des Ténèbres tapi au coeur du donjon a fait plus d'un émule et engendré plus d'un avatar cinéphilique (je parle en connaissance de cause, il suffit de contempler mon icône). Rendons hommage au formidable et très complet site dédié au film par un fan qui milite pour une sortie en DVD digne de ce nom : http://www.the-keep.ath.cx/
Bilal a travaillé sur ce projet ? Merci pour l'info. C'est assez étonnant de voir à quel point M. Mann a changé de direction au cours de sa filmographie. Je veux dire à partir du moment où il s'est essayé aux films de gangsters dont le premier était sans doute ce film réalisé pour la TV dont le remake sera Heat, je ne rappelle plus du titre. Merci pour toutes ces infos en tout cas !
@Princécranoir : quand on commence à s'intéresser au film, on tombe rapidement sur le site extrêmement complet de Stéphane Piter : quelle masse de travail ! espérons qu'il arrive à sensibiliser un éditeur digne de ce nom pour sortir La forteresse noire sur dvd/blu ray..
@alucas : Bilal a travaillé sur le projet ; il est difficile de déceler son niveau d'intervention réel, mais le concept visuel vient bien de lui. Vous m'avez intrigué avec votre histoire de téléfilm de Mann (L.A Takedown), dont je n'avais jusque là pas entendu parler. Appel à éditeur, deuxième !