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Un film, une séquence - Page 3

  • Un film, une séquence : Batman (1989)

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    Un film de Tim Burton

    Du séminal Batman cinématographique, je retiendrais une séquence jouissive au centre du film et de son sens, à savoir la tentative de séduction toute particulière du Joker envers Vicky Vale (Kim Basinger). On peut diviser cette séquence (à partir du moment où le Joker entre en scène) en deux parties : d'abord la danse du Joker, et ensuite son tête-à-tête avec Vicky.
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    Se faisant passer pour Bruce Wayne, l’homme au sourire démoniaque invite la jeune femme à dîner au Musée. Avant même son arrivée, le Joker se pose en artiste - metteur en scène - chef d’orchestre - scénographe de la situation. Il endort toutes les personnes présentes au sein de l’espace -sauf Vicky à qui il a pris le soin de transmettre un masque à oxygène. Entrant dans cette mer de personnages inanimés, il donne le ton : à la musique classique qui baignait le Musée quelques minutes auparavant se substitue le Partyman rn’b/pop de Prince. Affublé d'un béret, couvre-chef cliché des artistes-peintres, le Joker va se livrer à une danse endiablée, accompagné de ses acolytes. On assiste là à une entreprise de destruction/reconstruction de l’espace, en tous les cas à la défiguration des œuvres d’art. Certaines sculptures sont juste détruites, mais d'autres œuvres sont ré-interprétées à la façon du Pop-Art (les acolytes du Joker constituent ainsi sa propre Factory) : bustes peints aux couleurs caractéristiques du Joker, empreintes de mains sur un tableau, symbole dollar taggé sur un autre (re-création à partir d’une association d'idées sympathique, Joker voyant un portrait de George Washington, ordonnant "figure de billet de banque !"; quelques instants plus tôt, il avait décidé qu'Abraham Lincoln soit rasé de près), et des sauts de peintures entiers jetés sur certains autres, dans une suite de points de synchronisation image/musique comme les aime Burton (on y a notamment droit dans le générique de Edward aux mains d’argent et dans L’étrange noël de Monsieur Jack même si ce dernier film n'est pas à proprement parler une de ses réalisations), rythmant et dynamisant cette défiguration.

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    Rencontre entre la peinture, le tag (Joker was here!) et la destruction d'œuvres, cette véritable performance montre que le Joker n’aime pas les œuvres exposées, et qu'il a la liberté de tout faire à son goût. On a tout de même droit à l'exception qui confirme la règle, le dernier tableau, le plus sombre et le plus étrange, ayant les faveurs du Joker, étant épargné. Ce dernier choix, parlant à son esprit dérangé en reflétant son chaos mental et physique, est finalement assez logique.

    Deuxième partie, la rencontre puis le tête-à-tête avec Vicky. Changement d'ambiance, changement de fond sonore : les rythmes rapides de Prince laissent brutalement la place à une symphonie douce mais complètement cheap qui rappelle les bonnes vieilles musiques d'ascenseur ; de même, les sbires installent des bougies, dans un style qui se voudrait romantique mais qui n'est que ridicule. Ainsi le Joker réorganise, modelant l'espace et le son. Depuis le début de la séquence, on nous donne à voir un discours sans équivoque sur l'art, conchiant les beautés  classiques révérées par l'école critique. En examinant les photos de Vicky, Joker s'arrête sur les images noir et blanc d’un cadavre et dit ainsi : "je ne sais pas si c’est de l’art, mais  j’adore". Quelques secondes plus tard, il remet ça en déclarant à Vicky "Vous savez comment les gens sont, cela est attrayant, cela ne l'est pas : et bien j'ai balayé tout ça". Ce n'est qu'à ce moment-là qu'on comprend finalement la motivation du Joker, la généralisation de la défiguration, afin que tout soit à son image, d'une disproportion caricaturale, fer de lance d’une "nouvelle esthétique" dont il veut faire de Vicky sa collaboratrice attitrée.

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    En grand malade qu'il est lui-même, Jack Nicholson donne dans l’exagération et crée un personnage bigger than life qui existe bien plus qu'un Bruce Wayne ; cette séquence nous fait donc également comprendre le déséquilibre conscient dans les films de Burton sur la chauve-souris, favorisant les bad guys au gentil (mais torturé) milliardaire Bruce Wayne.

  • Un film, une séquence : Eyes Wide Shut (1999)

    L'orgie

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    Environ à la moitié du film-testament de Kubrick intervient une séquence magique, onirisme brumeux aux couleurs de feu. Bill, tourmenté par l'aveu de tromperie de sa femme Alice, se rend à une soirée privée dont il ignore tout, mais qui est fondamentalement tout ce qu'il recherche : un interdit, un mystère, et une promesse de débauche sexuelle, lui dont la vie était si cadrée, si prévisible, si normale. Norme balayée d'une phrase de sa femme, dont il ne se serait douté. Bill arrive donc au terme d’un voyage nocturne dans une résidence somptueuse, dont il soulève le voile.

    Il pénètre dans un bal masqué sonorisé par une musique mystique, accompagnée d’une voix gutturale. La musique est en fait jouée sur un clavier électronique, tout n'est qu'illusion. Des rituels de sélection assemblent certaines jeunes femmes avec des personnes de l’assemblée silencieuse, qui, comme le spectateur, sont plutôt observatrices qu'actrices de l'événement. Bill se fond dans la masse des masques, semblable à tous, donc incognito. Mais quelque chose cloche : on lui fait signe, il est reconnu. Il doit partir car il n’est pas le bienvenue ("You don’t belong here", tu n’est pas à ta place ici, l’avertit une jeune femme). Il va poutant pouvoir regarder le spectacle qui s’offre à lui, et les lents travellings l’accompagnent au sein de salles aux teintes pourpres.

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    Des pantins s'y embrassent, déshumanisés, animalisés aussi. L'acte sexuel, omniprésent mais laissant la plus grande place à la foule passive, est théâtral, peut-être même est-il simulé. La musique aux tonalités orientales est la bande-son d’une orgie scénographiée, une performance, forme d’art, un "cabinet de curiosités" vivant, qui fait de Bill un spectateur déambulant dans un musée des pratiques sexuelles. Lui seul a la posture d’un être en mouvement, tous les autres prenant la pose, faisant partie du décor. La séquence apparaît dès lors comme une représentation de l'esprit de Bill, obnubilé par l'infidélité d’Alice, revoyant toujours les images qu’il s’est inventé. Démasqué, il devra subir le jugement d'une cour improvisée, pouvant rentrer in-extremis chez lui mais échappant à on-ne-sait-quoi. Dans cette séquence hallucinatoire, réside tout l'art de Kubrick sur le théâtre des apparences.

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